D'anglais à japonais

Nous étions tous en fin de journée lorsque cette situation s'est décidée. De toute ma semaine, le lundi était le plus simple à gérer car j’avais moins de cours à donner. Mais j'avais dû exceptionnellement remplacer ma collègue, ce qui m'ajoutait une heure de plus en cette journée pourtant simple. La plupart de mes autres journées n’avaient qu’une seule heure de cours pour me donner le reste de la journée pour travailler mes sujets et me soigner. Je n’avais pas demandé à être ainsi, mais c’était le mieux pour que je sois souriante et plus ou moins assurée face aux élèves que j’avais face à moi. Et là j’avais eu droit à la 3°B  avant de pouvoir rentrer chez moi. Cela faisait plusieurs mois que ma collègue voyait la plupart d’entre eux et qu'elle échangeait avec eux. Mais, depuis quelques temps elle avait un nouvel élève sur lequel elle n'avait pas pu me donner beaucoup d'informations : Noah Myers.

Il s’agissait d’un élève bien plus grand que moi, blond et à la peau claire. J’avais pu apercevoir que ses yeux d’une très jolie couleur verte étaient aussi durs que ceux de Yasushi quand je l’avais rencontré. Un regard qui voulait éloigner quiconque de soi d’après moi, mais je n’avais pas vraiment la possibilité d’en juger pour le moment. En tous les cas, il ne souriait pas du tout quand je le regardais et avait une attitude extrêmement distante avec tout le monde. De même qu’il ne se montrait clairement pas intéressé par les cours que je donnais. Son attitude et les notes que je lui rendais dernièrement le prouvait. Je voulais croire qu’il avait des difficultés, mais pour que ça aille mieux, il fallait qu’il montre un intérêt pour la chose. Il devait bien en avoir un puisqu’il s’était inscrit, non ?

Sans laisser paraître mes troubles pendant les cours, j’avais distribué les résultats de la dernière évaluation afin de pouvoir faire les corrections avec tout le monde. Faire participer les élèves me semblait bien plus adéquat que les forcer à m’écouter. Parler était bien plus lucratif puisqu’il s’agissait de la pratique. Il ne me semblait pas être méchante ou réfractaire aux erreurs bien que ce soit ma langue natale que j’enseignais. Mais, encore une fois, Noah ne faisait pas preuve d’écoute. Avec une note telle que la sienne, 15/100 aujourd’hui, il ne pouvait pas vraiment se le permettre. Je savais que tout le monde n’avait pas la même soif que moi d’apprendre, mais d’un point de vue pratique, il devait faire attention de ne pas trop faire baisser sa moyenne pour passer son année. J’avais beau n’avoir fait que deux ans de scolarité, je savais que les évaluations étaient importantes afin de passer d’une classe à l’autre. Et, pour lui, il s’agissait de quitter le lycée pour aller dans le supérieur ou trouver un emploi. Avait-il choisit le japonais en langue secondaire pour améliorer son bulletin ? Si tel était le cas, c’était peine perdue tel que c’était partie. A moins que ce soit pour faire plaisir à quelqu’un, mais alors ramener de tels résultat n’avait rien de glorieux. Alors, je pris une décision plutôt difficile mais nécessaire :

- Monsieur Myers, j’aimerais que vous suiviez la correction et que vous veniez me voir à la fin des cours, s’il vous plaît.

J’avais parlé anglais pour lui faciliter la compréhension vu son niveau en japonais. J’en avais profité pour regarder ses liens avec les autres et je ne pus que constater sa solitude aussi grande que la mienne. Il n’avait pas de lien véritable avec ses camarades de classe. Les rubans était d’un gris terne à peine existant. Les autres rubans me semblaient plus inquiétants encore. Certains étaient coupés, beaucoup étaient d’un noir qui me faisait froid dans le dos... Heureusement, ils allaient vers l’extérieur, sans doute loin de cette école. Je l’espérais en tout cas. Quoique ce mal était tout de même là et devait lui rendre la vie extrêmement difficile. Mais même si tout cela me peinait pour lui, je me devais de m’occuper de mes autres élèves. Je repris donc rapidement mon cours en cachant au mieux mes états d’âme et terminai ma correction. Je pris réellement le temps de répondre aux questions, donner des explications poussées sur les points les plus difficiles et ajouter du vocabulaire à celui qu'ils avaient déjà vu depuis le début d’année.

Quand la cloche sonna, je donnais un petit résumé à faire sur un texte simple, un haïku nommé “Fleurs de prunier”, avec des réflexions personnelles. Cela parce que ma collègue l'avait spécifiquement demandé, bien que j'aurais préféré changer légèrement pour que cela soit plus plaisant pour eux. Après tout, on apprenait mieux en ayant plaisir à le faire. Enfin... je n'étais pas habilité à le faire. Ainsi, juste avant de partir, pour éviter qu'il ne loupe son dernier cours, je lui proposai de me voir surlendemain à 8h45 afin que nous puissions parler de ses notes en la matière. Je pensais également voir avec lui pour l'aider mais, pour cela, il ne fallait pas qu'il y soit totalement réfractaire.

Ainsi, le mercredi 27 mars, je l'attendais dans une salle que je lui avais indiqué. Patiente, j'étais en train de lire un livre en japonais en attendant. J'étais habillée d'un jean surmonté de bottes marrons, un pull fin couleur crème et une veste noire de tailleur. Mes cheveux étaient attachés en une demi couette pour éviter qu'ils me gênent pour cette dure journée qui m'attendait. Je n'aurais peut-être pas dû lui demander de venir ce jour-là, mais sur le coup cela m'avait parut être une bonne idée. Pas tant que ça, finalement, puisque mon niveau de stress allait sans doute atteindre son paroxysme avant la fin de la journée si mon élève se montrait réticent à étudier correctement... ou même à répondre à mes questions. Je ne savais même pas comment tout cela allait se terminer.

Ma nuit avait été très mauvaise. Cela était plus ou moins habituelle, mais je n’arrivais pas à m’y faire. C’était douloureux, horriblement éreintant et me donnait que très peu confiance en l’avenir. Le soutien de Tobias et Léandre me faisait du bien, tout comme l’amour du premier, mais je sentais que ce n’était pas suffisant. Mon état mental semblait se dégrader malgré moi et mes médicaments. Je tentais de le cacher pour continuer de travailler en attendant que la MDPH ne me valide comme une personne inapte à travailler tant que je m’en sentais encore un peu capable.

Ainsi, après m’être levée, je m’étais silencieusement préparée. Habillée d’un jean gris tenu par une ceinture décorative et d’un top couleur blanc, j’avais opté pour des ballerines crème et sans talon. J’avais un cours de rattrapage à donner avant de donner trois autres cours. La motivation n’était vraiment pas haute et je craignais de ne pas pouvoir tenir la journée. Sérieusement, comment pouvais-je me sentir utile ou digne de confiance dans ces conditions ?

Pour ne pas trop y penser en attendant mon élève après la réunion du matin, j’avais feuilleté avec lenteur et soin mes documents. Dans le même temps, je m’étais demandé pourquoi le jeune homme était si peu enthousiaste à l’idée d’apprendre le japonais. Les cours de langue n’étaient pas obligatoires, à mes souvenirs… Devais-je lui poser la question ? Peut-être s’il se montrait plus ouvert que devant ses camarades, ou si j’en avais l’occasion. En tous les cas, c’était une information qui pouvait grandement s’avérer utile, mine de rien.

Lorsqu’il arriva, il me montra clairement qu’il n’était pas là par plaisir et que, s’il le pouvait, il partirait. J’émis alors un soupir inaudible mais visible avant de le regarder, sans sourire. Je n’étais pas sévère dans le ton que j’employai et retins mon agacement alors que je lui répondais :

- Je te remercie d’être venu, mais ma proposition n’avait rien d’un ordre. J’aimerais que si tu es là, c’est parce que tu as envie que je t’apprenne le japonais, que je te vienne en aide. Si tu n’en veux pas, tu es libre de t’en aller.

Travailler m’était pénible. Être avec un élève réfractaire ne m’était pas bénéfique. Avoir les deux ensembles ne me ferait que du mal. De plus, lui faire perdre du temps parce qu’il se sentait obligé d’être là n’avait rien de bon pour tous deux. Je le laissai donc réfléchir à ce que je lui avais dit avant d’ajouter avec un poil plus de douceur :

- Il n’est peut-être pas trop tard pour abandonner les cours de japonais s’ils ne te plaisent pas. Que je sache, ce sont des options. Si celles-ci ne t’apportent rien, pourquoi continuer ?

Plus qu’une question mue par la curiosité, il s’agissait d’un moyen de ma part de le faire réfléchir. A mes yeux, il n’était pas obligé de me répondre. Et, pour le lui montrer, je baissai à nouveau les yeux sur mes papiers, attendant sa réaction, prête à lui répondre ou à ranger mes affaires, quelle que soit sa réponse.

Jamais je n’avais voulu le forcer à venir à ces cours. Je n’avais fait qu’une proposition pour l’aider parce que j’étais un professeur et que mon rôle premier était de l’aider, lui comme tous les autres, à progresser. Mais s’il ne voulait pas de mon aide, pourquoi avait-il accepté de venir ? Pourquoi ne pas m’avoir clairement dit qu’il ne voulait pas de ces cours quelques jours plus tôt ? Cet enfant était bien étrange. Peut-être comme moi à son âge, mais ses raisons devaient être bien différentes des miennes. Je ne pouvais pas les deviner et j’espérais simplement que son avenir ne deviendrait pas un enfer malgré tout.

Dans tous les cas, lorsqu’il prétendit nous rendre service à tous les deux en partant, et notamment en prétendant, peut-être à juste raison même si ce n’était pas la raison principale à tout cela, que je le “renvoyais” de cours parce que je ne me sentais pas capable d’assurer ce cours, je sentis une vague de colère me prendre. Extérieurement, je restai calme. Très calme. Même si je me sentais mal. Même si j’avais très envie de lui dire que si je l’avais invité c’était pour l’aider mais que s’il n’en voulait pas il aurait dû le dire bien plus tôt. Je ne l’avais jamais obligé à quoi que ce soit et, plus encore, je le faisais sur mes heures de repos. Je n’étais pas sensée donner de cours à ce moment-là, étant à mi-temps. J’avais également d’autres obligations et d’autres élèves auraient sans doute accepté d’être à sa place.

Malgré tout, je ne le prenais pas pour un délinquant et je n’avais aucune intention de parler de cet incident à qui que ce soit. Si j’avais eu une telle vision de lui, comment aurais-je pu être amie avec un homme qui, quelques années plus tôt, lui ressemblait tant ? Ce qui les différenciait était tout simplement leur rapport aux autres. Yasushi n’aurait pas dit de telles paroles en partant. J’en étais persuadée.

Blessée, seule dans cette salle de classe vide, je rangeai mes affaires et restai un instant pour me calmer, retenir mes larmes et mes envies douloureuses. Je devais rester lucide et forte. Pour cela, je pensai à Tobias, Léandre et leur famille. Je n’étais pas seule et j’allais arrêter cette profession pour mon bon. Je pris donc une grande inspiration et pris mes affaires pour partir chez moi, rejoindre mon chat. Je pensai également à appeler celui qui me donnait la force de continuer pour lui raconter ma journée mais, surtout, écouter le doux son de sa voix qui me manquait énormément.