Briser les liens {PV Niels}

Depuis combien de temps fixait-il le plafond sans le voir ? Le monde sans le voir ? Il n'avait plus remis les pieds à l'école depuis que Dana l'avait mis face à la réalité de ses réactions. Ses mots et ses pensées tournaient en boucle. Que ses yeux soient ouverts ou fermés, il voyait le visage de Leika, le poing de Drake, et il ne faisait que se recroqueviller davantage. Il avait lui-même planté une lame chauffée à blanc dans son cœur, et dans celui des autres. Une douleur glaciale lui serra la gorge et il ferma les yeux, crispant la mâchoire avec une profonde envie de s'arracher la peau.
Il ne valait pas mieux que David.

Depuis un mois, il n'avait donné aucune nouvelle. Ni à Maëlys, ni à Lyse, dont il ignorait tous les appels, messages et tentatives de communication, ni à l'école, ni à sa famille. Les autres élèves savaient probablement pourquoi il ne venait pas. Drake devait probablement fulminer dans son coin en attendant qu'il revienne pour essayer de lui briser tous les os possibles, et il n'était même pas capable de le lui reprocher. Il le méritait. Il méritait pire que ça. Leika devait se sentir soulagée de ne plus le voir. Maëlys avait d'autres soucis. Lyse... Lyse le détestait sûrement plus encore que les autres. Elle avait eu raison, dans le fond, la première fois qu'ils s'étaient vus. De s'enfuir, de le laisser seul, de ne pas le considérer mieux que les hommes de son monde.  Quant à sa famille... il ne leur avait rien dit. Personne chez lui ne savait vraiment pourquoi il ne sortait plus de sa chambre depuis un mois et ils se contentaient d'essayer maladroitement de le nourrir. Sans franchement de succès. Pour quoi faire ? Il n'avait pas besoin de manger.

Il pensait n'apporter que des maladies, mais il pouvait faire bien pire. Cette école lui avait fait bien pire, la jalousie qui lui rongeait les entrailles l'avait changé bien plus que la magie qui s'était infiltrée dans ses veines. Tu ne mérites même pas d'être qualifié d'être humain. Si tu veux te comporter comme un cafard je peux te crever de la même manière. Une violente sensation de nausée lui serra les entrailles et ses doigts se crispèrent sur son bras, enfonçant ses ongles dans sa peau. Tous les mots qu'il avait lancés à David lui revenait à l'esprit et ne faisaient qu'alimenter la rage et la haine qui brûlaient de plus en plus sa raison.
Il ne valait pas mieux.

Perdu dans ses pensées morbides et autodestructrices, il n'entendit par les coups frappés à la porte, ni sa sœur qui sortait de sa chambre pour aller ouvrir.

• • • • • • •

Aurora s'arrêta un instant au niveau de la porte de son frère, effleurant le battant du bout des doigts. Depuis presque un mois, il était cloîtré là-dedans, ne sortant que la nuit quand il pensait que tout le monde dormait. Elle l'avait vu se lever, errer dans le couloir jusqu'à ce qu'il s'enferme dans la salle de bain et qu'elle entende l'eau couler pendant des heures, pour le voir ressortir avec la peau rouge vif, comme s'il avait essayé de s'ébouillanter. Lui parler était devenu mission impossible et elle n'arrivait pas à comprendre pourquoi. Il n'avait jamais été comme ça.

Elle finit par rejoindra la porte d'entrée et ouvrit, restant un instant interdite devant la silhouette qui lui faisait face. Cette fille ressemblait beaucoup trop à son frère, c'était presque effrayant.

- Bon... jour ?

Qui était-elle ? Que faisait-elle ici à une heure pareille ? Elle répondit rapidement à sa question et la jeune aora écarquilla un peu les yeux en entendant la langue dans laquelle elle s'exprimait, avant qu'un petit sourire se dessine sur ses lèvres. Une amie de Niels, hein ? Peut-être qu'elle réussirait là où elle-même avait échoué. Elle posa doucement une main sur son épaule, quand bien même cette jeune femme la dépassait d'une vingtaine de centimètres. Par réflexe, elle passa automatiquement au draconique, abandonnant l'anglais.

- Je vais te montrer sa chambre mais... il n'est pas très bien en ce moment. Je ne sais pas ce qui lui arrive. Si tu arrives à lui faire décrocher un mot, ce sera un miracle. Alors ne te vexe pas trop s'il a l'air froid, d'accord ?

Mieux valait la prévenir avant. Elle n'avait jamais vu son frère dans cet état et elle ne savait pas de quoi il était capable. La dernière chose qu'elle voulait, c'était que son amie soit blessée par un comportement imprévisible. Avec un sourire bienveillant, elle la laissa entrer puis la guida jusqu'à cette porte fermée depuis trop longtemps. Elle frappa du bout des doigts mais, comme elle s'y attendait, elle n'obtint aucune réponse. C'était la même rengaine depuis avril.

- Tu vas devoir entrer sans invitation, désolée...

De toute façon, si elle était venue aussi tard, c'était sûrement déjà le cas. Entre venir chez lui sans être invitée et entrer dans sa chambre, la différence était minime. Ça ne poserait sûrement pas de problème.

Le silence n'avait sa place qu'autour de lui. Dans sa tête, c'était un tourbillon d'émotions et de pensées négatives qui ne parvenaient pas à laisser filtrer le moindre rayon de soleil. Dire qu'il avait cru que sa race était la seule manière qu'il avait d'empoisonner ce qu'il touchait. Il s'était prouvé le contraire, et pour quoi ? Une jalousie malsaine et maladive qui l'avait rongé depuis la chute de sa première écaille. Il tressaillit en entendant une voix rompre la bulle de mutisme qui l'entourait. Il ouvrit la bouche pour parler, pour lui dire de s'en aller, mais aucun son ne franchit sa gorge malmenée par un mois de solitude silencieuse. Alors il se recroquevilla davantage, espérant qu'on le laisserait ici sans chercher plus loin. Mais il l'entendit encore.
Et son cœur figea les quelques battements qu'il s'autorisait encore.

Une douleur cuisante lui traversa la poitrine, poids de la peur, du regret et de la culpabilité. Il était dangereux, trop dangereux pour elle. Pourquoi était-elle venue ? Elle savait... elle savait sûrement ce qu'il avait fait, alors pourquoi ? Elle aurait dû comprendre qu'il n'était qu'un hypocrite qui ne valait pas mieux que ceux à qui il faisait des leçons de morale. Elle l'avait vu insulter et écraser un mec qui avait essayer de la violer, elle avait été la plus grande témoin de l'ironie malsaine qui émanait de lui aussi sûrement que la mort et les maladies. Niels serra les dents. Elle n'aurait pas dû être là, pas dû venir.

- Ne... t'approche... pas...

Sa voix était éraillée, détruite par la force des larmes et du silence, un pauvre chuchotement sans texture et sans force. Elle ne devrait pas l'approcher, pas le toucher. Elle ne peut pas tomber malade, mais elle peut subir tellement pire. Il ne veut pas qu'elle sache tout, jamais. Pas la raison pour laquelle tout ça est arrivée, pas le fait que sa jalousie démesurée et destructrice soit partie d'elle. Parce que Drake avait osé la toucher. Parce que lui l'aimait.
Et qu'il ne méritait pas la moindre once des sentiments qu'elle lui évoquait.
Il tressaillit en sentant sa main se poser sur la sienne.

- Je... ne mé... rite pas... que... tu sois... là...

Elle aurait dû le laisser dépérir, comme les autres. Le laisser payer pour ce qu'il avait fait. Comment avait-il pu ne pas s'en rendre compte sans qu'on le lui dise ? Comment avait-il pu ne pas comprendre ? Depuis combien de temps n'acceptait-il plus "non" comme réponse ? Au point d'essayer d'influencer ses pensées par magie, de les tordre pour qu'elle se jette dans ses bras et qu'elle y perde sa santé comme son âme. S'il avait été capable de le faire une fois, il ne valait pas mieux que tous ceux qu'il avait critiqués. Et peut-être qu'il le referait, encore, sans s'en rendre compte, qu'il briserait une autre âme.
Il n'avait pas envie de prendre ce risque. Jamais.

S'il voulait qu'elle parte ? Non, il voulait qu'elle soit en sécurité. Mais pour ça, il fallait qu'elle s'éloigne, qu'elle reste loin de lui, qu'elle ne l'approche plus jamais. Il était néfaste, dangereux, toxique dans tous les sens du terme. Elle ne pouvait pas rester près de lui. Sinon... sinon il la détruirait, elle aussi. Et il était hors de question qu'il lui fasse du mal. Jamais. Il serait incapable de le supporter, incapable de se le pardonner. Niels sentit les mains de la jeune fille se poser sur son visage et il se crispa. Il savait qu'elle ne pouvait pas tomber malade, mais... mais il avait peur de la blesser autrement. Rien en lui ne méritait qu'elle fasse ce geste, qu'elle essaye de croiser son regard entièrement vert et tout aussi vide, infecté par la maladie qui empêchait quiconque de l'approcher. Et c'était mieux ainsi... Elle ne devait pas le toucher. Pas l'approcher. Son cœur se serra. C'était mieux comme ça. Mieux pour elle, mieux pour tout le monde. Personne ne devait lui faire du mal, et certainement pas lui.

- Je ne vaux pas mieux qu'eux...

Pourquoi ne voulait-elle pas l'abandonner ? Ça n'avait pas de sens. Il était comme les hommes de son monde, comme David, comme tous ceux qu'il avait méprisés et haï de toute son âme, toute sa vie. Il était comme eux. Méprisable, écœurant, monstrueux et destructeur. Sa voix brûlait de la même haine que celle qu'il leur avait toujours réservée, retourner contre lui-même. Elle essayait de comprendre mais il ne voulait pas lui expliquer. Il n'y avait rien à comprendre. Il avait franchi une ligne invisible, un point de non-retour qui, bien plus que sa transformation, bien plus que ses pouvoirs, bien plus que tout le reste, avait détruit tout ce qu'il était et pensait être. Il se savait violent mais jamais... jamais il n'aurait pu imaginer être capable de ça... C'était la dernière chose qui le séparait de la destruction pure et simple de lui-même.
Et il l'avait fait.
Il se recroquevilla encore plus sur lui-même.

À quoi bon ? À quoi bon lui dire, à part pour lui faire encore plus mal ? À quoi bon lui laisser un seul instant croire qu'elle avait une part de responsabilité là-dedans ? Il était le seul coupable de ça, et essayer de se justifier ne ferait que le rendre pire encore. Rien ne le justifiait, et certainement pas sa jalousie malsaine. Hors de question qu'il ose prononcer le moindre mot pour l'expliquer, surtout pas à elle, surtout pas alors qu'il risquait de lui mettre un poids indestructible sur les épaules. Elle ne se remettrait pas de savoir qu'il l'avait fait parce que Drake avait osé la toucher. Parce que la jalousie qui lui brûlait les entrailles depuis qu'il avait croisé le regard de ce type avait fini par gagner. Parce qu'il n'avait pas supporté que quelqu'un d'autre l'approche, encore moins ce mec, et qu'il avait voulu lui faire mal, lui faire la même chose.
Sauf qu'il avait fait bien pire, et à bien plus de personnes.

Il releva les yeux, observa un instant son regard d'ordinaire si semblable au sien. Depuis combien de temps ses propres yeux n'avaient-ils pas retrouvé leur couleur rouge ? La maladie qui rampait sous sa peau se reflétait dans ses prunelles depuis qu'il s'était cloîtré dans sa chambre, leur donnant cette teinte verte presque morbide. Ce n'était peut-être pas plus mal, au moins les gens savaient qu'il fallait se tenir à l'écart, ne pas l'approcher sous peine de finir empoisonné. Peut-être que son âme gangrenée avait fini par se frayer un chemin jusqu'à ses yeux.

- Tu devrais...

Ne pas le juger ? Il ne méritait pas qu'elle passe outre tout ça. Pourquoi était-elle là ? Pourquoi s'inquiétait-elle pour lui, pourquoi cherchait-elle à expliquer l'inexplicable ? Il ne voulait pas répondre à sa question, quand bien même elle avait visé juste. Il n'avait pas envie de l'entendre pardonner pour une raison qu'il ne comprenait pas. Il n'avait pas le droit d'être pardonné, pas pour ça. Peut-être qu'il aurait simplement dû laisser Drake le tuer. Il l'avait mérité, non ? Ça aurait été plus simple pour tout le monde.

Méritait-il autre chose que le silence, le jugement et l'obscurité ? Il était persuadé que non, et pourtant elle restait là, trop compréhensive et trop calme pour ce qu'elle aurait dû être. Pourtant les choses qu'il lut dans ses yeux en croisant son regard lui serrèrent le cœur encore davantage. Il voyait trop d'émotions négatives pour ne pas se sentir encore plus coupable, encore plus néfaste. Il lui faisait du mal simplement en existant, en étant lui, en étant le rappel de ce qu'il avait fait et qui ne pourrait jamais être effacé. Pourquoi insistait-elle pour lui parler ? Pour continuer d'avoir de la considération pour lui ? Les mots qu'elle prononça après s'être installée près de lui étaient peut-être vrais, mais ils ne parvenaient pas à l'atteindre aussi sûrement qu'elle l'aurait sans doute voulu… comme si une part de lui refusait de se raccrocher à cette notion d'humanité, dont il ne s'était jamais senti aussi éloigné. Il sursauta légèrement en sentant sa main se poser dans ses cheveux, pris d'un semblant d'émotion que la culpabilité eut tôt fait d'agripper et d'ajouter à la liste de celles qui le faisaient souffrir.

Il l'écoutait à mesure qu'il se recroquevillait sur lui-même. Pouvait-il vraiment changer les choses ? Non… Quoi qu'il fasse, quoi qu'il dise, la souffrance qu'il avait infligée ne disparaîtrait jamais. S'il n'avait dû l'infliger qu'à lui-même, peut-être aurait-il pu vivre avec plus facilement, mais il ne pouvait se débarrasser de la scène qui tournait en boucle dans sa tête. De tous les regrets qui lui comprimaient les entrailles. Le mal qu'il avait fait est aussi irréparable que s'il l'avait tuée de ses mains… peut-être même bien pire que ça.

- Ça ne pourra jamais s'effacer...

Sa voix était toujours aussi faible, à peine audible malgré le silence, brisée par le mutisme et le poids de la culpabilité qui avait rongé jusqu'aux moindres cellules de son corps. Avait-il vraiment le droit de se lamenter, alors qu'il était le monstre de l'histoire ?
Je ne peux pas t'abandonner.
Son cœur se figea. Un instant, une seconde, toutes les émotions et toutes les pensées quittèrent son esprit, et les larmes qui se terraient dans sa gorge vinrent soudainement lui brûler les yeux. Il en sentit une rouler sur sa joue avant que ses bras passent doucement autour des épaules de Lyse, et qu'il vienne enfouir son visage dans ses cheveux. Il ne devrait pas faire ça. Il s'était promis de ne plus jamais la toucher… De ne pas prendre le risque… Pourtant, accroché à elle, il ne se sentait plus la force de la lâcher. Pas alors que son cœur et son corps semblaient enfin laisser passer toutes les émotions qui l'avaient rongé de l'intérieur pendant ce mois de silence et de solitude.

- Je le déteste… Je le hais tellement… De toute mon âme...

L'éclat de son cristal brillait à travers la fine épaisseur de ses vêtements, petite lueur verte et rouge perceptible dans l'obscurité. Il se crispa, resserrant son étreinte autour d'elle à mesure que les émotions lui brûlaient la poitrine. Cette haine teintée de jalousie le rongeait depuis qu'il avait perdu ses écailles, depuis qu'il avait dû commencer à lever la tête pour s'adresser à certains de ses camarades, depuis que toucher quelqu'un était devenu une condamnation. Et tous les jours, il avait vu cette ombre près de lui, comme un rappel indélébile de ce qu'il avait perdu.

- Il est… tout ce que j'aurais dû être… Tout ce que je suis censé être… Je ne supporte pas de le voir, de l'entendre, de lever la tête pour lui parler, de voir l'éclat de ses écailles au coin d'un couloir...

Il aurait pu tenir le coup, se laisser ronger par la haine jusqu'à leur diplôme, jusqu'à ce qu'il n'ait plus à le croiser. Mais… Mais il y avait eu ce geste de trop, celui qui avait enflammé sa jalousie jusqu'à tout détruire autour de lui. La douceur des mèches contre son visage, le parfum qu'il sentait contre sa peau, la silhouette fragile dans ses bras. L'imaginer la toucher serrait encore son cœur de rage.

- J'aurais dû m'en prendre à lui… Juste lui…

Pourquoi s'en était-il pris à elle ? Par vengeance, viser celle qu'il aimait pour lui faire payer de s'être approché de la fille qui réussissait à faire battre son cœur. Mais il aurait dû savoir… il aurait dû comprendre ce qu'il faisait… Quel genre de monstre pouvait faire ce genre de chose sans même s'en apercevoir ? Ne pas comprendre l'implication de la potion qu'il avait versée dans son verre ? Il ne méritait pas le réconfort du contact au creux de ses bras…

Ses mots essayaient difficilement de se frayer un chemin vers son âme, se heurtant à des portes fermées et des barbelés qui entouraient sa conscience et essayaient de l'empêcher de les entendre. Il ne méritait pas sa compassion ni sa compréhension et pourtant, elle restait là, elle parlait, elle s'exprimait sur des choses qui cherchaient à résonner avec ce qu'il restait de son âme. Si tant était qu'il en avait encore une, ou même un fragment.

Bien sûr qu'elle avait raison. La jalousie ne faisait que détruire celui qui la ressentait, jusqu'au moment où elle explosait pour ruiner tous ceux qui l'entouraient. C'était comme les maladies qui rampaient sous sa peau, attendant le moindre contact pour empoisonner tout le monde autour de lui. Deux faces d'une même pièce, de lui et de l'esprit rongé par la haine qui avait remplacé sa certitude originelle d'être parfait tel qu'il était. Parce qu'il avait perdu une part de lui, écaille après écaille, et il l'avait remplacée par de la colère qui lui avait rongé les entrailles. Comment pouvait-elle seulement comprendre qu'il ait osé en arriver à une telle chose ? Mais elle continua. Parla de villes détruites, de victimes de sa jalousie, et il raffermit son étreinte autour d'elle. Il avait peur de lui mal. Il avait peur de la perdre. La deuxième l'emportait sur la première et il ne se sentait pas la force de la lâcher, ou même de risquer de la laisser partir.

Mais il lui manquait quelque chose. Quelque chose dans l'histoire. En sachant ça, serait-elle aussi encline à ne pas le trouver méprisable et détestable ? S'il ne pouvait pas trouver assez de noirceur en lui pour lui imposer le douloureux poids de la culpabilité qu'il la savait capable de ressentir s'il lui expliquait la vraie raison pour laquelle il avait visé Leika et non Drake directement, il restait…

- Je ne m'en suis pas rendu compte, Lyse...

Sa voix trembla un peu et il serra les dents, écœuré lui-même de prononcer ces mots. Il n'était pas comme les autres ? Non, il était pire. Pire, parce qu'il n'avait pas réalisé ce qu'il avait fait avant qu'on le lui dise. On avait dû lui expliquer le mal qu'il avait fait parce qu'il n'avait pas eu la présence d'esprit de s'en rendre compte de lui-même. Même lorsque Leika avait cessé de venir en cours, même lorsque Drake lui avait envoyé un casier au visage avant d'essayer de le tuer. Même lorsqu'il avait manipulé les sentiments et les émotions de Leika en versant un poison dans son verre. Non, il ne l'avait su que lorsqu'on le lui avait dit directement. Un monstre capable de commettre un crime aussi ignoble sans même s'en apercevoir, voilà ce qu'il était.

- Je sais que tu veux que je me sente mieux… je sais que tu ne veux pas y croire… mais...

Il s'effondra un peu plus, desserrant son étreinte sans la lâcher pour autant, le front collé contre son épaule, plus proche d'être prostré contre elle que de vraiment l'entourer de ses bras.

- Je ne suis pas quelqu'un de bien... ni pour toi, ni pour personne. J'ai été capable de... de... faire ça sans même le comprendre, sans même le réaliser... Tu trouves que je vaux mieux que ceux qui le font consciemment ?

Il parvint à trouver la force de relever la tête, mais pas celle de la regarder dans les yeux, et il détourna le regard avant de réussir à atteindre le sien.

- Je ne suis pas mieux que David...

Un connard qui n'est même pas foutu de faire la différence entre une nana qui est intéressée et une qui a envie de s'enfuir en courant ? C'étaient les mots qu'il avait employés pour désigner ce type. Était-il vraiment si différent ? À ne pas savoir faire la différence entre coucher avec une fille ou la droguer pour la forcer ? Non... Il n'arrivait pas à se convaincre qu'il méritait son affection, son pardon, ou même son absence de colère contre lui. Elle ne lui en avait jamais voulu ? Pourquoi ? Et à quel point cela finirait-il par la détruire, elle aussi ?

Elle protestait, les dents serrées, criant presque sous la colère et l'indignation. Pourquoi… Pourquoi persistait-elle autant à le défendre ? Lui trouver des excuses, des qualités, une raison de ne pas se laisser noyer par la monstruosité qu'il avait révélée ? Il n'avait aucun droit de faire ce qu'il avait fait, aucune excuse pour avoir détruit la vie de cette fille comme tous ceux qu'il avait méprisés toute sa vie. Et même si les mots qu'elle employait pour le désigner étaient des paroles qu'il avait probablement déjà prononcées dans sa vie pour se qualifier, il n'arrivait plus à s'y identifier. Comment pouvait-on vraiment considérer qu'il était doux ? Qu'il était un tant soit peu admirable ? Il ne s'inspirait qu'une sensation de nausée persistante. Pourquoi prétendait-elle qu'il l'avait aidée ? Il n'avait fait qu'ajouter un poids de plus sur sa conscience. Si elle savait... si elle savait vraiment la raison qui l'avait poussé aussi loin, à quel point serait-elle détruite ? Cette idée lui brisa le cœur bien davantage que tout ce qui s'était passé, et le secret se scella de lui-même au fond de son âme, ou de ce qu'il en restait. Jamais il ne lui dirait. Il emporterait ses raisons dans sa tombe.

Quand il releva les yeux, il vit une larme rouler sur son visage et l'oppression sur sa poitrine s'intensifia. C'était ce qu'il lui faisait, c'était la conséquence de ses actes. De ses paroles, peut-être ? Détestait-elle vraiment à ce point les idées noires qui traversaient l'esprit de Niels ? Probablement. Mais il les trouvait bien trop vraies pour prétendre qu'elles n'existaient pas. Pourtant, sa phrase suivante transforma un instant sa détresse en une point d'angoisse qui vint lui serrer la gorge.

En se sentant basculer en avant, Niels perdit le contrôle des émotions qui se bousculaient sous son crâne. Son dégoût de lui-même, sa colère, sa peur, son désespoir et la terreur à l'idée de lui faire du mal se mélangèrent dans un cocktail anarchique qui amplifia sa respiration en même temps que ses dents se serraient. Il ferma les yeux en lutant contre la sensation de nausée qui lui serrait la gorge. Pas contre elle, mais contre lui-même. Il se détestait pour cette part de lui qui appréciait, même un peu, leur proximité, alors que toute la conscience de son esprit lui hurlait de s'éloigner. Avec le peu de force qu'il possédait encore après un mois à dépérir seul, il tenta de résister au mouvement qu'elle imposait à sa main, sans succès. Elle était plus forte que lui, surtout en ce moment.

- Lyse...

Sa voix tenait presque de la plainte ou de la supplication. Il ne voulait pas faire ça. Pas à elle, pas comme ça, pas après ce qu'il avait fait, pas alors qu'il risquait de la blesser encore plus. Ses paupières se crispèrent, fermées de toutes ses forces tandis qu'il sentait une douleur nouvelle lui serrer la poitrine. Après tout quelle différence y'a t-il entre moi et une autre fille ?

- Arrête...

Un murmure que lui-même n'était même pas sûr d'avoir entendu. Sa main remontait malgré lui le long de son corps, mais il ne parvenait à ressentir qu'une angoisse encore plus brûlante et plus omniprésente à l'idée de lui faire de mal. Il avait été capable d'agresser une fille, il craignait de toute son âme d'être capable de bien pire. S'il cessait d'avoir peur, s'il cessait de penser à ce qu'il avait fait, qu'est-ce qui le retiendrait ? Qu'est-ce qui l'empêcherait, là, maintenant, de reprendre le contrôle de sa main pour continuer le mouvement qu'elle initiait ?
Tu n'est pas comme lui. Il se battait avec lui-même, entre ses propres pensées et les mots qu'elle prononçait. Puis, brusquement, il trouva, dans le désespoir qui lui serrait les entrailles, la force de libérer sa main et de s'écarter d'un geste vif vers l'arrière, assis et recroquevillé sur lui-même.

- Arrête ça... Je ne supporterai pas de te blesser aussi...

Plutôt mourir que de lui faire du mal.

Il avait peur. Plus peur qu'il ne s'en serait jamais cru capable. Peur de lui-même, peur de blesser ceux qui l'entouraient, peur de la blesser, elle. Recroquevillée sur lui-même, il releva péniblement la tête pour la regarder et son cœur lui fit brusquement bien plus mal encore que ces derniers jours. Ses paroles se fichèrent dans sa poitrine comme des traits d'aciers et il dut lutter pour continuer de lever les yeux vers elle, alors que tout en lui hurlait de se replier et de disparaître. La protéger ? Oui, sûrement. C'était la seule bonne chose qu'il était capable de faire dans ce monde, protéger ceux à qui il tenait. L'image mentale qu'il s'était fait de Drake posant ses mains sur elle s'imposa à son esprit et il serra les dents, bougeant son bras pour cacher son cristal comme si l'éclat d'or qui venait de l'incendier pouvait être visible à travers le tissu. Il n'arrivait pas à l'accepter. Même maintenant qu'il avait fait un mal irréparable par simple vengeance.

Ses mots le firent un peu trembler mais il ne put que secouer la tête, incapable de remettre les siens dans l'ordre. Si elle valait mieux qu'elles ? À ses yeux, oui. Elle comptait plus, en tout cas. Et l'idée de lui faire autant de mal que ce qu'il avait déjà fait... l'idée que le poison qu'il avait pu répandre puisse l'entacher lui donnait la nausée. Pourtant, ses doigts se crispèrent malgré lui sur les manches de son t-shirt. Ce qu'il entendait semblait simplement déterminé à arracher son cœur de sa poitrine pour remplacer celui qu'il avait, semble-t-il, réussi à briser sous couvert de la protéger. Il ouvrit la bouche mais aucun mot ne parvint à franchir ses lèvres, et elle reprit la parole avant qu'il n'ait le temps de réessayer. La jalousie, l'inquiétude, le stress, l'angoisse, il entendait trop de choses dans ses mots qui lui donnaient envie de remonter le temps. Éclater Drake avant qu'il n'ait une chance de la toucher. annuler ce qu'il avait fait, effacer l'existence même de la pire maladie qu'il aurait pu donner à quelqu'un : la souffrance.

À travers les mèches blanches tombées sur ses yeux, il la voyait pleurer. L'injustice de tout ce qui se passait lui serrait la poitrine. Pour elle, pour lui, pour tout le monde. Sa voix réussit à retrouver sa place avant que Lyse ne finisse de parler.

- Bien sûr, que tu vaux mieux que ça...

Elle continua de parler, ajoutant sa dernière phrase tandis que quelque chose semblait briser, enfin, les barrières autodestructrices qu'il s'étaient forgées. Il releva la tête, la vision brouillée par les larmes qui avaient décidé de mettre fin à leur instant de pause.

- Tu veux vraiment que je joue avec tes sentiments ? Tu veux n'être que ça ? Une conquête aussi brève que futile qui disparaît aussi vite qu'elle est venue parce qu'elle a fait un geste vers moi et que je ne l'ai pas repoussée ? Tu veux que je couche avec toi ici, et après quoi ? Être brisée comme cette fille qui n'aurait même pas attiré mon regard une seconde si Drake n'avait pas...

Il s'interrompit brusquement dans sa phrase, ravalant les mots qui avaient failli sortir. Puis il déplia une de ses jambes en laissant sa tête basculer en arrière contre le mur, une main cachant la moitié de son visage.

- Tu n'es pas une poupée. Tu n'es pas une image qui s'efface ou une que je peux accepter de détruire... Tu es bien plus importante que ça...

S'il n'acceptait déjà pas l'idée d'avoir détruit une parfaite inconnue, comment pourrait-il supporter de lui faire du mal, à elle ?

- Je préfère mourir maintenant plutôt qu'avoir l'impression de te forcer. Plutôt que de te faire du mal. Plutôt que de te faire la même chose.

L'idée de la mettre dans le même état que Leika était tellement ignoble qu'elle aurait probablement pu lui ouvrir le cœur à la seconde.

- C'est moi qui ne mérite pas d'approcher qui que ce soit. Tu ne comprends pas ? C'est moi qui ne mérite pas d'être à tes côtés ! Qui ne mérite pas de compter pour quelqu'un !

La main déjà trempée par les larmes, il fut pris d'un sanglot qui serra ses doigts autour de son crâne. La culpabilité lui brûlait la poitrine. Il n'y avait pas de bonne réponse. Quelle qu'ait été sa réaction, il l'aurait blessée. S'il avait continué, il lui aurait fait du mal. En l'arrêtant, il lui faisait du mal. Parce que c'était tout ce qu'il était capable de lui offrir. Des larmes, de la peine, et des regrets.