C'était censé être une sortie sans encombre...

Ma demande était un peu bizarre, j'avoue. C'est pas tous les jours que quelqu'un demande à photographier notre imagination. Mais j'ai vraiment envie de voir ce que ça peut donner, et comme je la connais, c'est un peu moins bizarre que si je prenais une photo au hasard au milieu de nulle part. En prime, elle a en tête quelque chose de drôle et de cohérent, contrairement à beaucoup de personnes que je croise. Autant profiter de mon otage pour obtenir quelque chose d'utile. Je lui montre le résultat, et sa réaction ressemble à peu près à ce que moi, j'imaginais. C'est à dire : surexcitée et tout de suite déterminée à l'utiliser contre quelqu'un. Certaines choses ne changent pas.

- Tout de suite, tu penses à du chantage. Ah la la, pourquoi je m'embête à te donner des cours, tu es irrécupérable.

Je bascule la tête en arrière dans un geste théâtral en levant les yeux au ciel. Elle est pas la seule à savoir surjouer, après tout. Heureusement qu'elle ne sait pas que n'importe qui peut prendre les photos en question à partir du moment où mon pouvoir est actif, sinon elle m'aurait sûrement traîné partout comme un fouilleur d'imagination personnel. Enfin... j'espère pas, quand même.

Je la regarde récupérer son verre comme si sa vie en dépendait. D'accord, elle me dépasse carrément en surjeu, je veux bien lui accorder ça, parce qu'on dirait vraiment qu'elle était sur le point de mourir sans ce jus de fruit. Jusqu'à preuve du contraire, les magical girls ne sont pas censées être des vampires fruitiers, donc c'est forcément qu'elle en fait trop. Ça m'étonne même plus, à ce stade.

- Momie-Casey... Je vais la mettre en fond d'écran...

Absolument pas, et ça se voit sûrement bien trop facilement à la tête que je tire vu que je suis pas très doué pour cacher mes émotions, encore moins quand je rigole, mais j'ai envie de continuer de l'embêter un peu.

Moi, pris goût à lui donner des cours ? Non... bon, d'accord, peut-être. Mais c'est plus parce que ça me fait plaisir d'avoir une amie dans cette école avec qui je peux déconner comme je le fais actuellement. Casey est un peu bizarre, parfois, et clairement pas adaptée à beaucoup de choses, mais d'une je suis pas mieux et de deux, ça permet de créer des situations comme maintenant où on se marre bien. Si tout le monde était parfaitement lisse, se faire des amis n'aurait pas vraiment d'intérêt. Et Casey est probablement celle avec qui je rigole le plus - celle qui me met le plus souvent mal à l'aise, aussi, mais ça c'est à cause de sa tendance à me faire des câlins sans toujours me demander mon avis.

- Tu parles, tu es la pire élève que j'ai eue de ma vie.

La phrase préférée des profs, à égalité avec "c'était pour voir si vous suiviez". La différence c'est que pour moi, c'est vrai : vu qu'elle est aussi la seule, elle est à la fois la pire et la meilleure élève que j'ai eu de ma vie. Simple calcul.

Pendant qu'elle vide son verre comme une assoiffée en plein désert, je rajoute une nouvelle blague à l'équation en prétendant que je vais mettre sa version momie comme fond d'écran. Je pourrais, pour rire et pour pas longtemps, mais je dis surtout ça pour voir si elle va essayer de m'en empêcher. Au lieu de ça, on dirait qu'elle me jauge, comme si elle cherchait à savoir si je suis sérieux. Elle aura pas à réfléchir bien longtemps.
Du coup, pour la leçon du jour, on va apprendre le sens de l'expression "se faire prendre à son propre jeu". Sauf qu'elle l'a vraiment fait. Elle va pas la garder, hein ? Je plisse les yeux avant de prendre le ton qu'on utiliserait pour s'adresser à un enfant. Prof jusqu'au bout.

- Non non non, enlève ça.

Je tends le bras au-dessus de la table pour essayer d'attraper son téléphone, en faisant gaffe à ne pas renverser mon milkshake. Si j'en mets sur mon pull, je vais soit devoir rentrer me changer, soit... non, juste devoir rentrer me changer. Ou aller acheter un truc à me mettre vite fait, à la rigueur, mais j'ai pas trop d'argent de côté.

- Je proteste, une paparazzi a pris cette photo sans mon accord !

Je peux l'avoir, j'en suis sûr. Il suffit de tendre un peu plus le bras...

Ben voyons, j'y ai pris goût parce qu'elle me donne du boulot à être irrécupérable ? Je suis pas masochiste, mademoiselle. Nan, à la rigueur parce qu'on s'amuse bien ensemble. Parlant de ça, il faut que j'arrive à lui prendre son téléphone et à retirer ce fond d'écran. Surtout qu'elle me nargue, en plus !

- Donne... le... moi...

Je tire sur mon bras en me penchant autant que possible en avant, mais elle tient bien son téléphone à distance. Et ça la fait rire, en plus ! Non mais ! Je vais réussir à le récupérer, c'est tout, quitte à monter sur la table. Bon, peut-être pas monter sur la table, parce que c'est le meilleur moyen de se faire virer du café avant d'avoir pu vraiment boire mon milkshake, et je refuse que Casey ait bu plus de ma propre boisson que moi.

- C'est illégal de prendre des photos en douce comme ça ! Je... Je vais te faire envoyer en Bad Wolf !

Elle y est déjà, je sais, j'ai vu la broche en forme de loup sur son uniforme, mais je suis pas un acteur vedette non plus. Je la fixe un moment en plissant les yeux, puis je me lève d'un bond sur le côté avant d'essayer d'attraper son téléphone.

- Dooonne !

On a quel âge, sérieux ? Parce que j'ai l'impression d'avoir perdu au moins cinq ans d'âge mental. Mais j'aurais ce téléphone. Contrairement au verre, qui risquait d'être renversé, il peut pas se passer grand chose si j'essaye d'attraper son portable et qu'elle le secoue pour m'échapper. Faut juste que je fasse gaffe à pas trop me coller contre elle parce que mon torse est quand même au niveau de son épaule donc... voilà. Je m'appuie quand même sur le dossier de sa chaise pour avoir une plus grande portée.

D'accord, c'est ma faute. Totalement ma faute, même. Je me suis laissé emporter dans notre délire et dans le fait que c'était moins dangereux que de jouer avec un verre sans réaliser qu'il y avait quand même d'autres risques à prendre en compte. La probabilité que mon torse entre en contact avec son épaule, je l'ai envisagée. Celle que sa chaise ne soit pas aussi stable qu'elle en a l'air, beaucoup moins.
Et maintenant.

Je crois que je n'ai jamais été aussi rouge de toute mon existence. Limite, j'ai presque l'impression qu'on pourrait me voir briller en écarlate à des kilomètres. Je suis censé faire quoi, maintenant ? M'écarter en scandant des excuses ? Elle est quand même... très proche. Je me sens un peu bizarre, là. La gêne, je connais. La sensation étrange dans mon ventre, beaucoup moins. Kaylee m'avait dit que...
Ouhla. Non. Il faut que je me relève, genre vite. Je me redresse d'un coup au point d'avoir encore plus la tête qui tourne qu'après ma chute. Ouais, j'ai pas trop réfléchi pour ça non plus, mais cette impression était trop gênante pour que mon cerveau ait été fonctionnel.

Elle vient de grimacer, là. Elle s'est fait mal ? Est-ce qu'elle s'est blessée en tombant ? J'espère pas... J'aimerais vraiment pas lui avoir fait mal, mais ça devrait pas m'étonner : je suis la maladresse incarnée. Et j'ai un peu trop joué avec la chance, en m'appuyant sur cette chaise.

- D... D-Désolé...

Mon visage doit être beaucoup trop rouge ; je le cache d'une main par réflexe. Vraiment, je peux dire ce que je veux, je suis tout aussi irrécupérable qu'elle, juste pas dans le même domaine. J'espère vraiment qu'elle s'est pas fait trop mal.

- Ça... va..? Tu as fait une drôle de tête.

Moi aussi, mais pas pour les mêmes raisons. Je crois pas que je me suis fait mal, ailleurs qu'à mon ego en tout cas. Elle change le fond d'écran et je détourne un peu les yeux en me passant la main derrière la nuque.

- Je... euh... ouais...

Ok, on respire, on se calme. C'est pas la peine d'être aussi gêné.
Bon, si, c'est carrément la peine, mais ça arrangera rien.

Respirer calmement ne m'avait jamais paru aussi difficile. J'ai l'impression que la moindre inspiration menace de m'asphyxier, comme si je respirais du vide et pas de l'air. Il faut vraiment que je me calme, c'est juste une chute. Hyper gênante, d'accord, mais juste une chute. C'est pas le moment de me mettre à paniquer. Elle n'est plus coller contre moi, et si je ne la regarde pas trop, la sensation dans mon ventre disparaît. Faut juste que j'empêche mes yeux de s'attarder... partout, en fait. Même les poser sur son visage me fait un effet bizarre. D'aaaccord, on va regarder le sol, hein.

Au moins, elle ne s'est pas trop fait mal, rien qui ne peut pas être soigné si elle ne force pas dessus. Ça me rassure, j'ai tendance à blesser les gens dans ma maladresse et ça m'aurait fait de la peine qu'elle en fasse les frais, surtout alors qu'on s'amusait. Mince, la journée était revenue sur les rails, et il faut encore que je gâche tout. C'est une sale manie, chez moi. ... Respire. C'est rien de grave. Elle est pas blessée et elle a pas l'air en colère, alors respire. Elle est passée à autre chose tellement plus vite que moi, c'est effrayant, cette capacité.

Je me concentrerai bien sur son sourire pour que calmer, mais mon regard à tendance à dériver vers ses lèvres et ça me rend dingue. Pourquoi ça me fait ça, d'un coup ? Même quand elle s'est littéralement déshabillée devant moi, j'ai pas eu cette sensation. Va falloir que j'en parle à Kaylee, parce que si ça m'arrive quand elle sera plus une magical girl... elle risque de le sentir, non ? Quelqu'un m'a dit que les "gens comme Casey" sentaient ce genre de choses, même si j'ai pas la moindre idée de ce qu'ils veulent dire par là. Mais je préfère m'assurer que ça n'arrive pas, merci. Bref. On respire, on arrête de penser à tous ces trucs et on redevient moi avant qu'elle décide d'enquêter encore plus en se rapprochant à mort comme elle aime tellement le faire.

Je retourne m'asseoir à ma place en fermant les yeux pour retrouver mon calme. C'est pas si compliqué, il suffit d'arrêter de penser au fait qu'on est tombés. je viens de dire arrêter d'y penser, triple idiot. Milkshake. je vais boire un peu de milkshake, ça devrait me calmer un peu. Je sirote donc avec ma paille et écoutant son petit commentaire et j'arrive à trouver la force de sourire.

- Ça fait partie des leçons de savoir-vivre, de ne pas prendre des photos des gens sans leur accord, chère élève. J'aurais été un très mauvais prof si je t'avais laissé faire.

Et expire. Voilà, c'est pas si difficile, il suffit de l'imiter et de faire comme si rien ne s'était passé.

Je sais pas comment elle fait, quand même, pour être autant à l'aise et avoir à ce point l'air de se soucier de rien. Il y a vraiment que moi qui ai trouvé ça gênant, de tomber sur elle comme ça ? Je sais qu'elle a moins de mal avec le contact physique que moi, mais quand même... ou peut-être que c'est juste parce qu'elle est incapable de s'imaginer que ce soit gênant parce qu'elle pourrait jamais me voir de cette façon. Pas que je veuille spécifiquement qu'elle me voie comme ça, hein, mais bon... voilà, bref. C'est sûrement ça. J'ai rien de spécialement attirant donc ça m'étonne pas vraiment.
On va penser à autre chose, hein.

L'avantage au fait qu'elle ne soit pas du tout mal à l'aise, c'est qu'elle facilite grandement le changement de sujet. Parler de photos, de paparazzis et de ce rôle de prof que j'ai plus ou moins récupéré depuis un moment, ça me permet d'oublier à peu près tout ce qui m'est passé par la tête dans les cinq dernières minutes. C'est ça l'avantage de l'humour : ça permet de se changer les idées plus facilement.

- Et encore, je fais de l'électronique, je suis sûr que je serai capable d'effacer les données sans même avoir besoin de ton téléphone.

En vrai, probablement pas, à moins de détruire sa carte mémoire au passage, mais il faut bien que j'aie ma part de mystère comme dans les films de hackers - qui sont généralement très, très loin de la vérité. Si elle se base sur des jeux et des films, je peux partir du principe qu'elle me croit, héhé. Je me demande si c'est vraiment possible, il faudrait que je me renseigne pendant mes cours de spé.

Pendant que je finis mon milkshake, elle finit par proposer de rentrer. Oui... c'est vrai qu'il commence à être assez tard. Je m'en rendais pas compte, mais c'est vrai qu'on est pas non plus partis de l'école hyper tôt. Est-ce que j'ai vraiment envie de rentrer ? Bon, d'un côté ça me permettra de passer voir Kaylee avant l'heure du dîner ou du couvre-feu pour lui parler de ce... détail...
J'ai dit que j'y pensais plus, non ? Je suis pas très efficace pour ça, faut croire.

- Euh... ouais, t'as raison, c'est bientôt l'heure.

J'ai pas très envie de me faire engueuler pour avoir enfreint le couvre-feu non plus. Et puis la connaissant, si elle arrive trop tard pour le dîner, elle va encore aller voler de la nourriture dans les affaires des autres.

Elle m'a cru, donc. Ça veut dire que mon humour devient crédible, ou juste qu'elle a vraiment peur que je puisse effacer ce qu'il y a sur son téléphone ? Tu parles, avec mes connaissances en électronique, la seule manière que j'aurais de faire ça, ce serait de casser sa carte mémoire en deux. Ça fonctionnerait, hein, mais on a vu plus professionnel comme méthode. Par contre sa petite remarque me fait hausser un sourcil. Je rêve ou...

- Toi, tu viens de citer la loi ? T'es sûre que t'as pas pris un choc à la tête, mademoiselle irrécupérable ?

Oui, c'est sûrement illégal et oui, j'ai totalement ignoré sa question. Oups. Pas du tout fait exprès.

Au final, malgré les quelques moments embarrassants, ça restait une bonne journée. Je regrette pas d'avoir accepté son offre. Je crois que j'ai même pas eu besoin de mes élastiques une seule fois aujourd'hui ; pourtant, avec tout ce qui est arrivé, j'aurais pu. Mais depuis que je prends mon traitement, la tentation diminue jour après jour. Ne plus avoir conscience de mon corps à chaque fois que j'ouvre la bouche aide beaucoup, surtout que ma voix semble s'être enfin fixé sur quelque chose de stable. Ça doit aussi être pour ça que je parle beaucoup plus qu'avant.

Bref, après un constat de l'heure déjà avancée, on termine nos boissons et on quitte le café, puis la cité souterraine en elle-même. L'avantage de l'ouverture de l'université, c'est qu'on a plus besoin de traverser la surface pour rentrer à S'Indarë : on peut directement passer par en-dessous. Et vu que les rues sont moins tortueuses et compliquées en bas, forcément, ça va plus vite. Sans compter que ça évite de passer par certains des accès qui, contrairement à notre ascenseur réservé, sont quand même franchement bizarres par endroits.

Grâce à ça, on arrive suffisamment avant l'heure du repas pour que je n'aie pas peur de voir Casey faire une razzia dans le sac de tous nos camarades de classe. Quand on regarde bien, elle a quand même payé pour absolument tout aujourd'hui. À croire que je serai un bon prof, finalement. Pourquoi pas, après tout. Si je peux faire ne serait-ce qu'une petite différence positive dans le monde, je vais pas m'en plaindre.

- Dis-moi quand tu voudras le tester. Et pas à la dernière minutes, t'as eu de la chance que je sois disponible aujourd'hui.

Puis juste pour l'embêter un peu :

- Et n'oublie pas le "s'il te plaît" dans le premier message, la prochaine fois.

Ma blague ne fait pas long feu quand même, parce que vu qu'elle vient de m'envoyer un bisou d'un geste de la main, je me détourne un peu rapidement. Oui, je sais, c'est pas un contact physique. Eh bah ça compte quand même comme un truc qui me fait rougir, alors voilà.
...
J'avais des révisions à faire, c'est ça ? Vite avant que je croise encore l'imagination tordue de quelqu'un.