Les Roses sont aux couleurs de l'Âme [Pv Lenaël Ehspeen]

Janvier touche à sa fin, et la neige commence à pointer le bout de son nez dans le ciel de Londres. Une chose à laquelle elle a dû s'habituer en arrivant dans ce pays, c'est ce froid, ces flocons si rares dans le ciel néerlandais qui s'invitent plus régulièrement sur l'île britannique. Les bras sur le bord de sa fenêtre, elle regarde le paysage se couvrir de blanc. Elle est censée sortir, aujourd'hui. Elle a un rendez-vous ce soir, sous les traits de Lenaël, avec une fille dont elle ne se rappelle pas vraiment du nom. Un rendez-vous qui ne mènera sur rien, elle le sait. Quand elle porte ce visage, son vrai visage, personne n'arrive jamais à la hauteur de Katarina. Tout est plus facile quand elle endosse un corps de femme, cette identité forgée de toutes pièces qui n'a jamais connu la belle rousse hantant ses rêves et ses cauchemars.

Avec un soupir, Lena s'écarte de la fenêtre pour se diriger vers l'armoire où elle stocke ses vêtements masculins, sans un regard pour l'autre, celle qui contient les anciens habits de sa belle. Elle enfile un pull naturellement trop grand pour elle, un jean qu'elle resserre à sa taille avec une ceinture, puis elle passe un cordon tressé autour de sa taille pour cintrer son pull, se donner une allure un peu plus féminine. Pas gagné avec ce genre de fringues, mais elle ne peut pas vraiment faire autrement, les risques qu'elle change de corps sont minces mais pas nuls, et elle n'apprécierait pas d'abîmer les vêtements de Katarina en reprenant son apparence masculine par erreur. Elle attrape une écharpe et un manteau, enfile des chaussures par-dessus des chaussettes assez épaisses pour compenser la différence de pointure. Bon, même si ce rendez-vous ne mènera à rien, autant faire les choses dans les formes. Elle aura besoin de fleurs.

Elle farfouille dans plusieurs rues de la ville, mais entre certaines boutiques fermées et d'autres pas très intéressantes, elle finit par quitter son quartier et se retrouve au nord de Londres, entraînée plus ou moins au hasard de son errance jusqu'à ce que son regard bloque sur une boutique qui semble... se détacher du lot. De magnifiques explosions de couleurs traversent la vitrine et il n'y a pas grand monde à l'intérieur. Une seule personne, en fait. Ça vaut toujours le coup de tenter, sa paye n'est pas mirobolante alors elle espère que ça serait suffisant.

Elle a à peine le temps de faire un pas à l'intérieur qu'elle sent quelque chose – non, quelqu'un – la percuter et qu'elle vacille, se retenant au mur pour ne pas tomber. L'homme qui l'a bousculée a visiblement fait tomber les fleurs qu'il venait d'acheter, mais ça n'a pas l'air d'être ça qu'il cherche en priorité. Lena fronce légèrement les sourcils en regardant autour d'elle avant de repérer une paire de lunettes à ses pieds. Elle se penche pour les récupérer et tend au passage une main à l'homme qui n'a pas eu la même chance qu'elle et n'a pas réussi à se rattraper avant de chuter.

» Ça va ? Vous vous êtes fait mal?

Avec une chute pareille, il y a quand même un risque qu'il se soit foulé ou tordu quelque chose, comme son poignet ou sa cheville.

Alors qu'elle aide le jeune homme face à elle à se relever, elle perçoit un léger mouvement au niveau du genou. Mouvement de douleur. Il a beau être très léger, à peine un petit tremblement musculaire imperceptible, quand on passe sa vie à manipuler de fausses émotions, de faux réflexes et de fausses attitudes, on finit par les repérer au premier coup d’œil. Un éclat de compréhension passe dans son regard mais elle s'abstient de faire un commentaire. La crispation qui suit sur son visage et la difficulté qu'il semble avoir à poser la jambe par terre ne fait que renforcer son impression : il s'est effectivement blessé dans sa chute. Pourtant, il n'en dit rien, éludant sa question pour simplement la remercier de son aide. Fierté ? Il n'a pas spécialement l'air de quelqu'un de très orgueilleux ou très attaché à son image, mais les apparences ne sont jamais fiables.

Lena penche doucement la tête quand il s'interrompt dans sa phrase, comme s'il avait vu quelque chose de choquant maintenant qu'il porte finalement ses lunettes. Est-ce qu'elle a quelque chose sur son visage ? Non... il y a un truc, dans son regard, qu'elle n'arrive pas à identifier. Il la regarde étrangement. Loin de l'attirance qu'elle perçoit dans les yeux de certains, ou de l'indifférence, ou pour de très rares moments, de la compassion. C'est autre chose, et elle n'arrive pas à mettre le doigt dessus. Mais ça ressemble un peu trop au regard que lui avait lancé ce gars qui pouvait voir la vraie personne derrière tous les masques et pouvoirs et qui la voyait en permanence comme un homme.
Pouvoir très désagréable, soit dit en passant.

» Ehspeen, répond-elle à sa présentation. Je m'appelle Lena Ehspeen.

Elle repousse une mèche derrière son oreille avant de jeter un œil aux fleurs qui se sont écrasées au sol. En vérité, elle porte tellement peu d'importance au rendez-vous de Lenaël ce soir qu'elle pourrait juste ramasser celle-ci et les donner telles quelles à la fille. Visiblement, ce n'est pas le cas du professeur. Elles doivent être importantes, d'une certaine manière.

» Vous avez l'air blessé... il faudrait peut-être faire soigner votre jambe, non ?

Sans répondre à sa question, l'homme se contente de s'excuser de l'avoir bousculée. Un moindre mal, en vérité, vu que c'est lui qui a le plus souffert de sa chute. Mais il lui annonce finalement que sa jambe va bien - un mensonge à n'en pas douter - avant d'essayer de se rendre d'un bon pas vers la responsable du magasin. Le relâchement de sa jambe tire une grimace compatissante à Lena. Elle qui a déjà perdu le contrôle de son corps de façon drastique, elle ne peut que ressentir de l'empathie pour lui. Mais elle ne dit rien. Il a déjà l'air d'avoir du mal à admettre qu'elle avait raison, ce n'est pas la peine de le brusquer davantage.
Visiblement soucieuse de son état, la vendeuse s'approche de lui pour lui donner un nouveau bouquet de fleurs et nettoyer celui qui est tombé au sol, avant de plus ou moins le pousser dehors. Façon de parler, bien sûr, puisque sa seule force de pression réside dans quelques paroles et un sourire. Efficaces, cependant ; mais les regards et les mots sont souvent les meilleures armes contre les proches et les amis.

Visiblement un peu gêné (vis à vis d'elle ou vis à vis de la responsable ?), le professeur Carter se tourne finalement à nouveau vers Lena, toujours immobile près de l'entrée du magasin. Sa première réponse à sa question est de secouer doucement la tête.

» Non désolée, je n'en ai pas. Mais il doit bien y avoir une pharmacie pas loin pour en trouver... même si le mieux serait encore d'aller à l'hôpital.

Elle dit ça alors qu'elle n'a qu'une confiance très moyenne ans les hôpitaux. C'est ce genre d'établissement qui n'a pas su soigner correctement la blessure à la tête de Katarina et qui a, en prime, laisser s'agglutiner un gang menaçant sur son parking au point que Lenaël avait dû s'enfuir à la tête avant que Kana ne soit totalement guérie. Si l'hôpital, que ce soit sa sécurité ou ses médecins, avait mieux fait son travail, peut-être qu'elle n'aurait pas commencé à agir bizarrement. Peut-être qu'elle serait toujours en vie, qu'ils seraient toujours ensemble. Lena cligne des yeux pour chasser ces images qui appartiennent à son autre passé, celui de l'identité masculine qu'elle abandonne dès qu'elle revêt ce corps. Ce n'est pas le moment de rameuter des idées noires.

Au lieu de ça, elle préfère l'aider à quitter le magasin et à s'installer sur un banc proche, tout en réfléchissant. Sa jambe a vraiment l'air mal en point, son soupir de soulagement n'en est qu'une preuve de plus. Elle essaye de se rappeler s'il y a une pharmacie pas trop loin où elle pourrait trouver des antidouleurs, ou des bandages, le temps de l'accompagner à l'hôpital. Nécessaire, s'il a si mal, il peut très bien s'être foulé ou même cassé quelque chose.

» Oh ne vous en faites pas pour ça. J'achetai juste des fleurs pour le rendez-vous de mon frère ce soir, il trouvera le temps de le faire après le travail.

Cette histoire de frère devient de plus en plus naturelle. Au début, prétendre que son autre forme était un membre d'une famille qu'elle n'avait pas lui laissait toujours un goût bizarre dans la bouche. Mais elle s'y est fait plus rapidement qu'elle ne le pensait.

» Si vous vous sentez la force de marcher, il y a une pharmacie à deux rues d'ici. Histoire d'apaiser la douleur ou de maintenir la jambe.

Elle verra plus tard pour le convaincre (peut-être) de vraiment faire soigner sa jambe. Mais peut-être qu'il a une dent plus longue qu'elle contre les hôpitaux.

Sa connaissance de l'emplacement des pharmacies de la ville l'effraie elle-même. C'est une preuve, si elle en avait besoin d'une de plus, qu'elle passe beaucoup trop de temps à acheter des médicaments. Son psy n'aurait sans doute pas dû lui en prescrire, c'est presque une erreur médicale de sa part d'avoir cru qu'elle se contenterait des ordonnances. Qu'elle ne trouverait pas un moyen de mentir. Mais au moins, aujourd'hui, cette carte mentale peut servir à aider quelqu'un, plutôt qu'à combler sa toute nouvelle addition. On se console comme on peut.

Acquiesçant à son petit espoir qu'il pourrait y trouver une canne (il semble être le genre de personne à apprécier son indépendance), Lena marche à ses côtés en le soutenant si besoin. Sa petite phrase la fait sourire. S'il savait...

» La galanterie n'est pas trop notre truc. Mais il travaille assez tard, oui. Il est agent de ménage à S'Indarë, et dans quelques bureaux en ville.

La deuxième moitié est fausse, mais c'est sa façon la plus régulière de justifier leurs horaires partagés et le fait qu'on ne les voit jamais ensemble. Et puis, travailler dans les bureaux après le départ des employés est une très bonne raison de ne pas pouvoir acheter de fleurs pour un rendez-vous, non ?

» Cela dit entre vous et moi, je ne suis pas sûre qu'il ait très envie d'aller à ce rendez-vous.

Elle est même tout à fait consciente de l'inverse. Malgré tous ses efforts, elle n'arrive à se sentir libre de rencontrer des gens et de flirter que dans son corps de femme, comme si cette apparence l'éloignait de sa relation passée. Ce soir ne sera sans doute pas différent. Parlant de passé... Nul besoin d'avoir ses facultés d'analyse pour comprendre ce qu'il ne mentionne pas lorsqu'il évoque son ancien métier. Un événement qui l'a poussé à la démission, suivi d'un "elle aimait les roses", ça ne laisse que peu de place à l'imagination. Qui a-t-il perdu ? Une élève, une collègue, une amie ? Plus ?
Une lueur de compassion traverse le regard de la jeune femme. Ça ne les aura pas détruit de la même manière, mais elle l'avait vu à l'air vague dans ses yeux : il n'est pas plus remis de cette perte que Lenaël du décès de la femme de sa vie.

» Je travaille avec lui. Enfin... j'alterne avec lui serait plus exact. On n'a jamais les mêmes horaires.

L'inverse aurait été compliqué. Elle sait que ça paraît étrange à certaines personnes, des frères et sœurs travaillant au même endroit et au même poste, comme s'ils étaient inséparables alors même qu'ils semblent ne jamais se croiser. Un jour, quelqu'un finira sûrement par comprendre, mais avec toutes les personnes ignorant l'existence de la magie en ville, ce n'est sûrement pas dans les rues de Londres que cette révélation se fera.

Une sorte d'école... Il n'imagine sûrement même pas à quel point son affirmation est proche de la vérité. Un ancien centre d'accueil pour orphelin, puis personnes instables, puis criminels, finalement devenu une école... sans compter le fait qu'elle transforme les gens qui y entrent. Depuis le temps qu'elle est là, Lena a eu le temps d'en apprendre plus, ne serait-ce qu'en discutant avec Martel, qui semble connaître l'école comme sa poche. Vu qu'elle y travaille depuis vingt ans et qu'elle était, apparemment, élève avant, c'est assez logique.

» Oui, c'est l'école au nord de la ville. C'est aussi un centre de rééducation pour adolescents, entre autres.

Le genre de centre dont elle et Katarina auraient bien eu besoin à leur âge, si seulement quelqu'un avait cru bon de les envoyer là-bas. Peut-être que Katarina aurait survécu, peut-être qu'ils auraient pu contenir les effets de la balle qu'elle s'était prise dans le crâne et qui l'avait fait sombrer dans la folie. Peut-être que Lenaël aurait pu suivre une désintox sans s'éloigner d'elle, qu'elle aurait suivi la même, qu'ils seraient encore ensemble. Mais avec des si et des peut-être, Lena est du genre à refaire le monde. C'est le fondement même de son existence.

Ils arrivent finalement à la pharmacie et elle le laisse y aller seul, se forçant à rester à l'extérieur. Rien qu'à la vue des médicaments alignés derrière le comptoir, elle a senti ses mains commencer à trembler, et c'est en les cachant dans ses poches qu'elle l'attend, appuyée sur le mur du bâtiment, les yeux fermés pour ne pas être trop tentée de se retourner, d'entrer, d'utiliser la fausse ordonnance froissée au fond de son sac. Finalement, il la rejoint, et elle se félicite intérieurement d'avoir tenu le choc. C'est bien l'une des rares fois de sa vie où elle aura eu un semblant de contrôle sur ses addictions. Le visage de Lena et l'identité qu'elle y appose fait des miracles.

Pas assez, cependant, pour qu'elle ne tique pas à l'évocation du cimetière. Oui, elle se doutait bien que c'était là qu'il voulait se rendre, mais dans le fond elle espérait qu'il n'aurait rien de grave et pourrait y aller seul, ou qu'on lui donnerait des béquilles, ou qu'il déciderait d'y aller un autre jour. Mais rien de tout ça n'est arrivé. Elle serre le poing dans sa poche, chasse l'image de Katarina, reprend une expression calme. Lena n'a perdu qu'une belle-sœur, dans cette histoire, elle ne peut pas être autant marquée que son soi-disant frère.

» Oui je comprends. Pas de soucis, je vous emmène.

Elle a des anti-psychotiques dans son sac, mais elle ne veut pas avoir à les utiliser. Ça ne colle pas à son rôle, pas à cette fausse identité qu'elle a pris tant de temps à forger. Une personne l'a déjà vu perdre le contrôle, et c'est largement suffisant. Y a-t-il un bus qui mène vers cet endroit ? Elle n'en sait rien. Pour l'instant, elle joue juste le rôle de béquille puis qu'il évite de poser sa jambe blessée au sol, en marchant dans la direction qu'il lui a indiquée. Heureusement, ce n'est pas l'endroit où repose Katarina. Elle n'aurait pas eu la force d'y mettre les pieds. Jamais elle ne pourra franchir la grille qui la sépare d'Elle, quelle que soit l'apparence endossée, quel que soit le mensonge.

» C'était quelqu'un de proche ? demande-t-elle à voix basse, comme pour lui laisser la possibilité de prétendre qu'il ne l'a pas entendue s'il ne souhaite pas répondre.

Ses deux meilleures élèves... Une pointe de compassion lui serre le cœur. Elle n'a jamais eu ce genre de relation avec quelqu'un, ne l'aura sûrement jamais, mais elle sait lire les émotions et les expressions, et même s'il emprunte un air sévère à la mention de cette Julia et des sentiments qu'elle semblait nourrir pour lui, elle a vu la peine dans son regard. Sans doute sa relation avec ses élèves était-elle bien plus proche d'un lien parent-enfant que celle que Lena avait eu avec ses propres parents. Le fils d'une pauvresse dévergondée. Un jour, peut-être, oublierait-elle, oublierait-il, les paroles de ce père qui avait cessé de l'être ce jour là. Elle a face à elle un homme qui a aimé des élèves qu'il connaissait depuis quelques années bien plus que ses parents avaient aimé un fils élevé pendant 15 ans. Alors elle hoche doucement la tête, dans un geste de compassion et d'estime pour la personne qu'elle accompagne.

» Toutes mes condoléances... chuchote-t-elle. Je ne peux même pas imaginer à quel point mes mots sont faibles mais... je pense que vous avez au moins contribué à les rendre heureux...

Ça n'apportera sûrement qu'un maigre réconfort, voir pas de réconfort du tout. Plus que le poids de perdre un être cher, Lena comprend celui de la culpabilité. Et elle la perçoit dans la tension de chaque muscle, dans le reflet de chaque larme. Quel que soit "ce qui se trouvait à l'intérieur", Lawrence semble elle, ou en tout cas s'estimer, responsable des événements. Sans doute était-il dirigeant de l'expédition mais même comme ça... S'il y avait de la magie, ou quelque chose de dangereux dans cette zone, comment aurait-il pu le savoir ?
Est-elle vraiment la mieux placée pour commenter le sentiment de culpabilité des autres ?

» Il y a certaines choses qu'il vaut mieux oublier.

Elle n'ajoute pas "quand on en est capable", mais elle ne le pense pas moins. Que donnerait-elle, elle aussi, pour oublier la voix qui hante ses rêves comme ses phases éveillées, celle qui pose jour après jour sur ses épaules le poids de la perte de Katarina et sa présence, toujours plus obsédante, toujours plus destructrice ? Et pourtant elle s'apprête à entrer dans un cimetière, c'est presque ouvrir la porte pour La laisser entrer. Et dire qu'il y a quelque temps, elle admirait l'abnégation d'une de ses collègues, prête à laisser de côté ses intérêt pour aider quelqu'un d'autre. Il semble qu'elle lui ait emprunté ce trait de caractère pour un moment, pour l'ajouter au personnage qu'elle joue. Pourquoi pas, après tout.

Les tombes qui commencent à se profiler autour d'eux lui tirent un frisson. Non, elle n'a jamais aimé côtoyer la mort, elle rappelle trop à elle la personne qu'elle a perdue et dont elle comble le vide poignée de médicaments après poignée de médicaments. Le silence appelait la voix dans sa tête, tapie dans l'ombre dans l'attente du moindre vide dans lequel s'infiltrer. Fébrile même si elle s'efforce de tenir droite et forte, Lena se concentre sur la respiration difficile de l'homme qu'elle accompagne, pour avoir un son à faire résonner dans son crâne, un bruit sur lequel se concentrer. Pour ne pas laisser Katarina prendre la place qui lui est due et qu'elle ne quittera jamais, là, doucement blottie au cœur de son esprit.

Finalement, il s'arrête, et elle avec lui, face à deux tombes voisines. Elle ne lit pas les noms gravés dans le marbre, restant immobile tandis qu'il s'agenouille près de ses élèves. Un instant, elle se demande s'il n'a pas eu mal à sa jambe blessée en se baissant. Il faut qu'elle s'occupe l'esprit, alors elle se pose des questions. Elle réfléchit à des choses qui n'ont ni sens ni intérêt. Tout pour avoir sa voix, dans sa tête, et chasser la Sienne.

Elle peut partir. C'est bien ce qu'il lui a dit. Et même si elle se demande par quel miracle il compte s'en sortir tout seul, avec sa blessure, pour rentrer chez lui, le fourmillement dans ses doigts est trop impérieux, trop effrayant pour qu'elle songe à lui poser la question. Il rencontrera bien quelqu'un qui acceptera de l'aider à faire le chemin en sens inverse.
Respectueusement, Lena hoche la tête. Pas un mot. Elle ne peut pas décemment lui souhaiter une bonne journée, et elle a la sensation qu'un simple au revoir aurait fait tâche dans une telle situation. Elle e détourne, s'éclipse à pas lents malgré une furieuse envie de partir en courant. Elle l'entend parler, prononcer des noms.
La seule différence c'est que lui, personne ne lui répondra vraiment.
Alors qu'elle...

Lena secoue la tête. Se détend réellement lorsqu'elle franchit les grilles du cimetière en sens inverse et marche encore un peu, pour attendre un bâtiment assez à l'écart et s'effondrer contre le mur. Seule, à l'abri, loin. Elle entend déjà des débuts de murmure et elle se replie sur elle-même, la tête entre ses mains. Un regard autour d'elle. Personne. Alors elle change d'aspect, desserre le cordon autour de sa taille, active son pouvoir, devient Lenaël. Et il se recroqueville encore davantage, les bras serrés autour de son corps, en attendant qu'elle parle vraiment.

*Bonjour, mon amour. Ça faisait longtemps, non ?*

Jusqu'à ce que ça passe. Puis jusqu'à la prochaine fois...