Notre vie tient à un fil [Kaylee]

Notre vie tient à un fil

20/12/19

La dernière case coloriée était hier. Perchée dans un arbre, Aglaé tournait les pages de son carnet. Violet. Ça voulait dire que la dernière chose qu'elle avait tuée était un rongeur. La semaine précédente était en vert. Elle remonta plus loin dans les pages, sur quatre mois, jusqu'à trouver la première case rouge. Donc sa dernière victime était à la fin de l'été. Un oiseau vola à côté d'elle et elle le chassa d'une main tout en continuant de tourner les pages. Ça faisait quatre mois qu'elle survivait d'une semaine à une semaine. C'était épuisant. Toujours trouver des petits animaux assez imprudents. L'oiseau au-dessus d'elle aurait pu être un cible, mais pour quoi faire ? Gagner encore une semaine ? Peut-être moins ? Certains lui apportaient moins de sursis que les autres.
Nan, c'était lourd. Elle voulait être tranquille plus longtemps sans avoir à tuer plus de bestioles.

Elle descendit en s'accrochant aux branches une par une. 17h. Il faisait déjà nuit, et elle n'aurait pas dû être là, mais personne ne pouvait vraiment l'empêcher de sortir. Avec ses toiles, elle pouvait bloquer tous les verrous pour qu'on ne l'enferme pas, et elle pouvait escalader à peu près toutes les surfaces. Il fallait bien un avantage à tout ça.

La ville de Londres déroulait ses méandres autour d'elle et elle se dissimula dans l'ombre. Quitte à être sortie, autant l'avoir fait pour une bonne raison. Elle garda son carnet dans l'une de ses mains et arpenta les ruelles, cherchant des solitaires, des personnes dont on ne remarquerait pas la disparition. En plein hiver, les rues étaient désertées de leurs sans-abris, tous réunis à l'abri par des bénévoles. Foutus bénévoles. Sans eux, elle avait des cibles faciles. Là, ils avaient regroupés tout le monde, impossible d'en faire disparaître un discrètement.

Son regard accrocha enfin une fille solitaire et elle sourit. Une anonyme dans la rue. Peut-être que des gens la connaissaient, mais ce n'était pas l'important : tout ce qui comptait, c'était que personne ne la verrait. Avec une toile, Aglaé s'éleva vers un toit et s'accrocha au rebord, suivant sa cible en glissant de gouttière en gouttière. Si elle arrivait à avoir une idée de sa direction générale, elle pourrait lui tendre un piège. Trouver un endroit un peu à l'écart dans lequel poser sa toile, pour qu'elle s'y accroche et qu'elle soit à sa merci.
Et ensuite, elle n'aurait qu'à attendre l’œil de la faucheuse. Elle le sentait
déjà l'effleurer. Elle n'avait pas énormément de temps.

Ⓒ Martel
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Notre vie tient à un fil

20/12/19

Quelque chose... quelque chose était sorti de son sac... Une espèce de bestiole jaune. Qu'est-ce que c'était que ce machin ? Accrochée à sa gouttière, Aglaé plissa les yeux. C'était... pas un animal. Est-ce que tuer ce truc lui donnerait plus de temps de survie ? Si ça se trouve, ce bidule lui permettrai d'être épargner plus longtemps qu'un humain... c'était une créature magique, non ? Elle n'avait jamais essayé de tuer des créatures magiques. Mais pour l'instant, le bidule lui posait problème : il était en train d'alerter la fille. Et quand elle-ci s'adressa directement à elle, Aglaé grogna. C'était toujours plus difficile de tuer les gens quand ils l'avaient repérée. Les accidents étaient évités trop facilement, quand on était sur ses gardes. Enfin, sauf pour elle. Elle était tout le temps sur ses gardes, mais elle mourait quand même.

- Je suis pas un spiderman ! Je suis une spiderqueen !

Elle ressemblait pas à un homme, quand même ! Enfin, d'en bas... D'en bas, peut-être que la fille n'avait pas bien vu. Accrochant une toile au bord du toit, elle se laissa glisser jusqu'au sol, croisant les bras.

- Dis... t'es immortelle ?

C'était plus facile de tuer les immortels. Ils ne restaient pas morts, ça évitait d'avoir à cacher les corps, et ça fonctionnait quand même pendant un mois, jusqu'à ce que la faucheuse réalise qu'elle avait été dupée. Le regard d'Aglaé se posa sur le machin volant. Ça ressemblait à un triangle, mais à un triangle en relief et avec des yeux. Trop bizarre.

- Et ce triangle ?

Elle n'avait pas d'autre mot pour le décrire. Ses yeux ne restèrent pas longtemps fixés dessus. Elle regardait partout autour d'elle à la recherche d'une gouttière fragile, d'un objet qui aurait pu s'effondrer, de n'importe quoi qui pouvait la tuer. Elle sentait le poids de la mort sur ses épaules. Elle n'avait pas beaucoup de temps. Bientôt, elle allait encore mourir... et il faudrait qu'elle attende pour pouvoir retrouver une cible et écarter la faucheuse.

- Cela te gêne si je te tue ?

Question inutile. C'était simplement pour distraire son attention le temps de tirer le couteau qu'elle cachait dans son dos. Pas beaucoup de temps, pas
beaucoup de temps. Elle serra le manche dans une de ses mains, puis décida
de se jeter sur elle, les autres tendues pour essayer de l'attraper et de
bloquer ses mouvements.

Ⓒ Martel
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Notre vie tient à un fil

20/12/19

Parfois, on tombe face à des choses qu'on ne comprend pas. Aglaé, par exemple, ne comprenait pas la réaction qu'avait eu la fille quand elle avait dit "spiderqueen". L'expression, déjà, n'était pas familière. Elle allait lui demander des explications, mais l'approche de la mort la dissuada de perdre trop de temps. Il y avait des questions plus essentielles, qu'elle posa à la place. Et le "non" qu'elle reçut en réponse était un peu frustrant. Un jour, elle trouverait un immortel qu'elle pourrait tuer à volonté sans jamais avoir besoin de se soucier de quoi que ce soit. Mais pour l'instant, elle n'avait qu'elle sous la main pour ne pas mourir tout de suite. Tant pis. Peut-être que la personne avec qui elle était au téléphone serait triste, mais Aglaé n'avait pas le temps de s'en soucier. Elle devait la tuer avant de mourir.

Elle se jeta donc sur elle, couteau en main. Le sac qui la cueillit en plein visage ne la ralentit pas très longtemps, ses trois bras gauches l'écartant rapidement d'elle pour qu'elle puisse reprendre son attaque. L'obscurité, elle, la perturba un peu plus. Elle avait beau voir dans le noir, le changement brutal d'atmosphère n'était pas dans ses habitudes et elle hésita une seconde. Une seconde qui lui serait fatale, plus tard, sans qu'elle n'en ait conscience sur le moment.
Elle savait juste qu'elle n'avait pas beaucoup de temps.

Deux de ses mains se précipitèrent en avant pour attraper sa cible par les bras, les autres se tenant en renfort au cas où elle réussirait à bloquer ou esquiver celles-ci. Elle ne pouvait pas se permettre de se laisser retarder. Plaquer au sol, immobiliser, lever son arme... C'étaient des choses bien plus faciles à faire quand on avait plus de bras que les autres. Elle avait enfin réussi à l'immobiliser. Un long frisson courut dans son dos. Plus beaucoup de temps.

La lame était proche, très proche de sa poitrine. Elle aurait pu la tuer. A quelques centimètres près, elle était tranquille... Mais elle avait perdu une seconde, une précieuse seconde avec la brutalité de l'obscurité. Un instant, sa lame était proche de se planter dans sa chair. L'instant suivant, Aglaé sentait une violente douleur à l'arrière de son crâne. Elle y porta une main, qu'elle récupéra poisseuse de sang, et ses dents se serrèrent de frustration. Il ne fallut pas bien longtemps pour que sa vision se trouble et que le noir envahisse ses yeux. Un claquement de langue agacé, ce fut le seul son qu'elle émit avant de s'effondrer.
Et son corps disparut.

Quand elle rouvrit les yeux, elle était de nouveau debout, à l'endroit exact où elle se trouvait deux minutes plutôt, son couteau en main. Sa mâchoire se crispa.

- Tss...

Trop tard. Sa gorge se serra.
Elle devait attendre encore...

Ⓒ Martel
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20/12/19

Elle était si proche. Si proche d'être tranquille pendant un mois. Mais il avait fallu qu'elle perde un instant, une simple petite seconde. Ses poings se serrèrent, tout comme ses dents. La frustration lui serrait la gorge. Combien de fois allait-elle devoir mourir avant d'avoir encore sa chance ? Il lui fallait une nouvelle cible. C'était trop tard pour celle-là, maintenant. À moins qu'elle ne l'immobilise dans une toile jusqu'à ce qu'elle sente encore l'œil de la mort par-dessus son épaule. Mais ça pouvait prendre longtemps. Trop longtemps. Elle risquait de se faire prendre, ou bien quelqu'un finirait par chercher cette fille – visiblement, elle n'était pas aussi isolée qu'elle l'aurait cru.

Aglaé soupira, rangeant son couteau dans son dos, sous son pull. Ça ne servait plus à rien. Même si elle aurait pu facilement maîtriser les trois bestioles bizarres et leur maîtresse, et avoir encore une main pour tenir son poignard, la tuer maintenant ne la protégerait de rien. Et tuer pour tuer n'avait aucun intérêt.

- T'en fais pas. C'est trop tard maintenant.

Elle n'essaierait pas de la tuer, alors la fille pouvait arrêter de se méfier. Mais bon vu la tête qu'elle faisait, et l'attitude très défensive de ses animaux, ça ne suffirait probablement pas. Alors elle croisa ses trois paires de bras avec une expression lassée.

- J'ai plus de raison de te tuer. Je suis déjà morte, donc ça me sert à rien.

Est-ce que c'était plus clair ? Probablement pas. Mais elle n'était pas sûre de vouloir, ni de pouvoir, expliquer tout ce qu'étaient les spiderqueens. Elle avait déjà eu du mal, elle-même, à comprendre pourquoi elle arrêtait de mourir pendant une longue période, alors l'expliquer à quelqu'un ? Et puis son père avait tellement mal réagi quand il avait découvert qu'elle avait tué un animal, c'est que les gens mettaient probablement la survie des autres avant la sienne. Parce qu'elle ne pouvait "pas mourir".
Elle avait du mal à être du même avis. Au contraire, elle considérait qu'elle mourrait trop souvent.

- Tu connais pas quelqu'un d'immortel ?

Si seulement elle pouvait trouver un immortel à pouvoir tuer encore et encore, sans conséquence ni pour l'un ni pour l'autre, quelqu'un qui lui permettrait de
vivre sa vie comme une personne normale, sans avoir à tuer qui que ce
soit ni à mourir en permanence...

Ⓒ Martel
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Notre vie tient à un fil

20/12/19

Vu sa tête, elle n'avait pas vraiment l'air de comprendre. Elle avait même l'air plutôt prête à se défendre qu'autre chose, mais Aglaé garda les bras résolument croisés avec une expression de lassitude. Elle n'avait aucun intérêt à la tuer maintenant, malheureusement. Elle était bonne pour attendre le prochain moment où elle sentirait le poids de la mort par-dessus son épaule. Était-elle censée vivre comme ça toute sa vie ? Elle aurait donné n'importe quoi pour un immortel. C'est sans doute pour ça qu'elle tiqua quand la fille lui donna véritablement une réponse. La prof de santé ? Il y avait une prof immortelle sous son nez et elle ne l'apprenait que maintenant ? Pourquoi on ne lui disait jamais rien ? Enfin, avant de poser ses propres questions, mieux valait répondre à celle de l'autre avant qu'elle ne lui colle une deuxième mort dans la journée sous un coup de panique.

- Quelque chose est tombé sur ma tête.

Parlant de ça, c'était quoi ? Qu'est-ce qui l'avait tuée, cette fois ? La petite araignée baissa les yeux pour apercevoir en tuyau de métal rouillé. Visiblement tombé du cinquième étage. Rien d'étonnant à ce qu'elle en soit morte, avec la hauteur de la chute et la violence du choc. Elle soupira.

- Ce truc, là. Et je suis morte. Encore.

La tâche rouge encore visible sur le tuyau en témoignait, à défaut du reste, vu que le sang n'avait, en dehors de ça, coulé que sur sa nuque et sa main, désormais intacts. Comme par réflexe parce qu'elle l'avait mentionné, sa main droite la plus haute vint frotter l'arrière de sa nuque. Dire qu'à quelques secondes près, elle y échappait pour un mois entier. Elle soupira.

- Du coup ça ne me donne plus rien de te tuer. C'était pour échapper à ça.

Elle ramena sa main devant elle, désespérément immaculée, sans la moindre trace de ce qui venait de se produire. Voilà, c'était pour ça qu'on ne la laissait pas contrer sa malédiction : parce qu'elle revenait toujours à la vie après. Mais ça ne rendait pas ça moins douloureux, ni moins frustrant, ou moins traumatisant. Pourquoi les vies éphémères auraient plus de valeur sous prétexte qu'ils ne revenaient pas à la vie après ? Au moins, ils n'avaient pas à survivre avec le traumatisme sur le dos.
Mais du coup...

- Tu dis que la prof de santé est immortelle ? Tu crois que ça la dérangera si je la tue ?

Après tout, elle-même était immortelle, et se faire tuer n'était pas vraiment
une passion dans la vie, donc peut-être que la prof était pareille. Mais
mourir une fois par mois, c'était mieux que de mourir une ou deux fois
par jour, non ?

Ⓒ Martel
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