Take me down deeper [Ellie]

Avril est le mois qui l'a entraîné par le fond. Même après avoir appris que ce n'était que temporaire, il n'arrive pas à s'ôter de la tête l'image des grandes ailes noires dans son dos. Perdre son humanité dans ce qui semblait un chemin sans retour a été l'expérience la plus traumatisante de son existence. Assis au sol dans les loges de théâtre, Lenaël soupire. Il devrait être en train de manger, ou de rentrer chez lui. Son premier cours de l'année vient de se finir. Un cours sur la personnalité, ironique pour lui qui n'en a aucune. Mais il n'a pas la force de marcher jusqu'à son appartement, ni celle de remplir son estomac. Il ne sait même pas comment il a tenu les cinq derniers mois.

Ses yeux louchent sur sa main posée paume contre le sol, sur le bras qui la prolonge, sur les marques qui entourent son cristal. Si, il sait comment. Avec ce poison qu'il s'était promis de ne plus jamais touché, celui auquel il a pu résister tout ce temps à vivre dans l'appartement de Katarina. Une résistance et une détermination alimentées par une addiction aux anti-hallucinogènes et aux anxiolytiques, et détruite par des ailes noires s'accordant au moindre de ses mouvements.

Même le hoquet de douleur qui le secoue ne parvient pas à le convaincre de bouger. Affalé contre un mur, il lève les yeux vers le plafond. Il sait ce qui s'étend au-dessus de lui : le plafond de la cité souterraine, puis S'Indarë, l'école qui a caché le retour de ses problèmes derrière un travail et un pouvoir brillant et attrayant. Rester humain et changer de sexe à volonté, oui, c'est ce qu'il a cru au début, jusqu'à ce qu'on lui dise que la race dont il a hérité bien malgré lui se terrait dans ses veines, et pouvait sortir à tout moment. Au final, il est passé de S'Indarë, à la surface, à cette université dans les tréfonds de la ville. Peut-être qu'il n'est pas descendu assez profond.
Alors son regard se baisse. Observe le sol entre ses jambes étendues par terre.
Peut-être que sa place est encore plus bas, oui.

Au fond, il s'en veut. Il s'en veut et il se déteste d'avoir craqué ce jour-là, d'avoir cédé à la tentation qu'il contrait si bien jusque là. Peut-être qu'il aurait dû forcer la dose, mourir pour de bon. Il n'aurait fait que rejoindre Katarina, là, plus bas, dans les bas-fonds de l'enfer. Où se trouve leur place à tous les deux.
Mais surtout lui.

» Tu deviens plus pathétique à chaque minute, mon amour.
» Je sais...

Après tout, il a continué, après avril. Il entend toujours la voix de la femme qu'il aimait et qui est morte parce qu'il a mis trop de temps à venir la retrouver. Il porte toujours en lui, quelque part, les gênes d'une race non-humaine dont il ignore tout et qui pourrait le changer en monstre.

» Un monstre qu'on devrait juste laisser ici...

Pourtant, son regard se relève vers la porte de la loge où il s'est isolée après son cours. Comme si... comme s'il espérait encore qu'on puisse le sauver.
Pathétique, hein...

Les hallucinations sont la malédiction de ceux qui ne sont pas en paix avec leur existence. Alors que ses yeux se relèvent vers la porte, le regard de Lenaël accroche une chevelure rousse éclatante qui, l'espace d'un instant, superpose l'image de Katarina à celle de la jeune inconnu qui s'adresse à lui. Son cœur se serre sous le poids d'un espoir fou et futile jusqu'à ce que l'image s'estompe en même temps que le son d'une voix délicate et maladroite. Alors la faille qui l'espace d'un instant, croyait pouvoir disparaître, reprend sa place dans son esprit. Il sait qu'elle est morte et il continue de la voir partout, comme un mirage qui ne veut se décoller de sa rétine. Pathétique, toujours plus.

» Je ne pense pas que tu puisses m'aider...

Ce n'est pas la première fois qu'un inconnu lui vient en aide mais, comme toujours, il n'a pas la force de la demander ou même de l'accepter. C'est trop tard pour lui, sans doute depuis le jour où il est venu au monde, ou depuis celui où Katarina est entrée dans sa vie. Peut-être le jour où elle est sortie de sa vie, plutôt. Elle était l'une des seules choses qui le raccrochaient à l'existence, elle s'était changée en obsession et en addiction à laquelle il n'avait pas trouvé la cure. Il se recroqueville un peu sur lui-même, ramenant ses bras contre lui pour cacher son cristal et les marques qui l'entourent. Il s'attend à tout instant à entendre la voix de son ancienne petite amie ricaner à son oreille. Sa main se tend vers la poche de son pull. Vide. Cela fait un moment qu'il n'est pas allé voir son psy, il n'a plus d’anxiolytiques à disposition.
C'est pour ça qu'elle n'arrête pas de revenir.

» C'est parce que tu n'as pas envie que je m'en aille.

Lenaël se crispe brusquement, portant une main à sa tempes en fermant les yeux de toutes ses forces, au point de créer des semblants de larmes entre ses paupières. Lentement, ses doigts se serrent contre sa tête. Il les sent trembler contre son crâne.

» À moins que tu arrives à faire taire la voix dans ma tête...

Après tout, il n'est plus à ça près. Depuis avril, tout le monde a vu Lenaël sombrer. Quant à Lena... elle est aux abonnés absents depuis au moins aussi longtemps. Il n'a pas la force de la ressortir, pas la force d'être elle. Il est incapable de se retrouver dans ce rôle, dans une identité qu'il a l'impression de perdre à mesure qu'il perd l'esprit. Qui sait, peut-être qu'avec un peu de chance, il est tombé sur quelqu'un capable d'effacer totalement les pensées.

Il a besoin d'anti-hallucinogènes. De médicaments. De n'importe quoi qui lui rendra une santé mentale fictive pour avoir un semblant de place dans ce monde. L'espace d'un instant, au milieu de la détresse qui le fait trembler, une flamme de haine s'allume dans son cœur. Contre ses parents, qui lui ont ôté la possibilité d'être normal en prenant autant soin de le séparer de la masse. Contre tous ceux qui l'ont traité différemment parce que l'argent déformait sa vie sociale. Contre ce monde auquel il n'a jamais pu complètement appartenir. Puis il sent des mains se poser doucement sur les siennes et la colère disparaît aussi rapidement qu'elle était venue. Il relève doucement les yeux, tremblant toujours, désarmé face à cette délicatesse à laquelle il n'est absolument pas habitué. Même sa voix est plus douce que toutes celles qu'il a entendues dans sa vie.

Il se laisse faire, regarde ses mains être ôtées de son visage sans trop réagir, pas plus qu'à celles qui viennent se poser dans ses cheveux. Et puis il y a cette sensation. Il entend un murmure étouffé qu'il identifie comme la voix de Katarina, mais distante. Comme éloignée de lui par un mur invisible. Une sensation brutale de vide au niveau de son cœur. Même l'air qu'il inspire sous le choc, et qui ressemble plus à un hoquet sanglotant qu'à une véritable respiration, a un goût différent.

» Qu'est-ce que tu...

Qu'est-ce qui vient de se passer ? A-t-elle vraiment le pouvoir de faire taire la voix dans sa tête ? Ça lui semble totalement improbable, une coïncidence inimaginable. Ses pensées sont toujours les mêmes, toujours anarchiques et incohérentes à cause de tout ce qui lui ronge l'esprit, mais... elle ne dit plus rien. Elle ne commente même pas les paroles qui viennent de lui être adressées comme elle le fait d'habitude.

» E... Ellie... Comment... Comment tu as fait ça..?

Comme un médicament directement insufflé dans ses veines sans temps d'attente, mais en même temps bien plus efficace. C'est comme si... comme si elle avait purement et simplement arraché Katarina de son esprit. Un silence aussi surprenant que libérateur. Il regarde autour de lui comme s'il s'attendait presque à voir un fantôme, comme si ne plus l'entendre signifiait qu'elle était revenue dans le monde réel et qu'elle avait vraiment été logée dans sa tête jusque là. Mais ils sont toujours seuls dans la pièce.

Puis il prend conscience que la jeune fille face à lui n'a probablement rien senti de tout ça et qu'elle ne doit avoir aucune idée de ce qui se passe. À moins qu'elle ne l'air fait consciemment, qu'elle ait un pouvoir d'hypnose ou quelque chose du genre. Avec la magie, le monde perd facilement ses bases...

» Elle n'est plus là...

Il n'arrive même pas à réaliser qu'il prononce ces paroles. Depuis ses treize ans, elle a toujours été là, vivante ou morte, réelle ou dans sa tête. Jamais il n'aurait cru qu'un jour, elle disparaitrait.

Le silence... Ça a quelque chose de terriblement perturbant, presque anormal. Jamais de sa vie il n'a été entièrement seul. Il a passé son existence à courir après le contact tour à tour plus toxique de ceux qui l'entouraient, jusqu'à en graver une de manière indélébile dans un coin de sa tête. Mais Katarina ne dit plus rien. Elle n'est plus là pour critiquer la moindre de ses pensées, le moindre de ses gestes, la moindre de ses paroles. Le regard carmin de Lenaël continue de courir dans la pièce après les derniers mots qu'il a prononcés. Comment est-ce... seulement possible... Qu'a-t-elle fait ? Quel genre de pouvoir a-t-elle, pour faire disparaître cette voix éternelle avec une telle facilité ? Elle n'a pas l'air de le savoir elle-même.

Un instant, ses yeux suivent les mèches rouges qui flottent devant eux et il se crispe sous le poids d'un choc mémoriel qui se superpose à sa réalité. Oui... Même en faisant disparaître la voix, elle n'effacera jamais les souvenirs. Et ses cheveux sont si semblables à ceux sur lesquels il ouvrait les yeux tous les matins... Il déglutit en grattant le creux de son coude par réflexe. Ce n'est pas elle. Ce n'est qu'une couleur...

Après une longue inspiration, il parvient à détacher l'image de ses souvenirs de celle qui se tient près de lui. Sa voix est différente. Son visage, ses yeux, son attitude, tout est différent. Même la longueur de ses cheveux. Impossible, totalement impossible de les confondre. Ça lui évite de sursauter quand elle s'installe près de lui, quand il sent le contact de leurs épaules. Il n'a pas l'habitude du contact physique. Pour Lena, tout est plus facile. Peut-être qu'il devrait juste se contenter d'être elle en permanence.

» Quoi, tu as l'intention de devenir l'héroïne de mon film d'horreur ?

Il sourit, ce qui tient du record. Sa vie n'a clairement rien d'un conte de fées, et il n'a même pas été capable de l'y comparer pour la blague. À moins qu'il ne soit le prince en détresse à sauver de sa prison dorée, et qu'il soit dans la version du conte où la personne venu le sauver meure et où rien ne se passe bien. Comme la petite sirène changée en écume.

» Je ne sais même pas combien de temps elle va disparaître...

Peut-être qu'elle reviendra dès qu'Ellie aura quitté la pièce. Peut-être qu'elle ne reviendra jamais. Ou littéralement n'importe quelle unité de temps entre les deux.

L'héroïne la moins courageuse... Vraiment ? Elle lui semble déjà bien plus courageuse que lui. Parce qu'elle sourit, parce qu'elle a osé se rapprocher d'un inconnu visiblement tombé plus bas que terre, parce qu'elle accepte de comprendre et ressentir les émotions des autres ? Un peu de tout ça, peut-être encore d'autres raisons dont il n'a pas entièrement conscience. Comprendre les autres n'a jamais été son point fort, ils sont trop différents. Il a toujours été trop différent d'eux.

» Tu l'es sûrement plus que moi.

À quoi bon mentir, vu l'état dans lequel elle l'a trouvé ? Alors qu'elle est la première personne en dehors de son psy à savoir qu'il y a... avait une voix dans sa tête ? Il n'a jamais eu le moindre courage, c'est bien pour ça qu'il se cache derrière des mensonges depuis le début de sa vie. C'est pour ça qu'il se cache derrière Lena pour ne pas avoir à affronter ses souvenirs, son visage, sa vie.

Et puis la réalité le rattrape. Il tressaille quand elle mentionne son pouvoir. Une gomme magique... quelque chose qui annule les pouvoirs ?

» Non, ça ne peut pas... c'est pas ça, mon pouvoir...

Il se mord la lèvre pour ne pas en dire plus. Personne, en dehors d'Andrew Rehrin, ne sait quel est son véritable pouvoir, et personne ne doit le savoir. Pas s'il veut pouvoir continuer d'utiliser Lena comme échappatoire. Si ce n'est pas son pouvoir, c'est... Il se fige, les yeux écarquillés, rivé sur ses mains. Elles tremblent, sans qu'il sache si c'est l'effet de la drogue ou de l'idée qui est en train de s'immiscer dans sa tête. Ce n'est pas possible. Katarina était là avant... sa voix était là avant qu'il franchisse les portes, sa voix était là en avril quand il a changé. Sa voix a toujours été là même... même avec les anti-hallucinogènes qui auraient dû la faire disparaître... elle est revenue, plus forte que jamais, en mai. Elle...

» Non... Non non non non non, c'est pas possible... Je suis humain.... Je suis resté humain, je ne me suis pas transformé, ils m'ont dit que...

Que la transformation pouvait agir à retardement. C'est comme en avril, mais cette fois... Cette fois c'est... vrai ? Envahi par l'angoisse, il se recroqueville sur lui-même en prenant sa tête dans ses mains. Quelle genre de magie peut bien attirer la voix de Katarina dans sa tête ? Elle est morte... On lui a dit, répété que ce n'étaient que des hallucinations. Mais si elle disparaît... par magie... alors ce n'est pas que ça...

» Je ne veux pas qu'elle revienne... Je...

Le souffle lui manque. Son coeur se serre sous la panique et il se replie encore plus sur lui-même en serrant son corps dans ses bras. Respirer... Comment... respire-t-on... déjà..?

Ça va aller. il a du mal à y croire. Il aimerait bien y croire, mais toutes les fois où il a entendu cette phrase, elle s'est révélée n'être qu'un mensonge de plus dans une existence qui en a toujours été pavée. mais cette fille est capable de faire taire les voix dans sa tête. Elle a chassé Katarina simplement en s'approchant de lui. Il baisse ses mains le long de son visage, jusqu'à ce qu'elles atterrissent mollement par terre. Ça n'a plus aucun sens. Pourquoi plus il avance, moins le monde a de sens ?

Complètement perdu dans la réalité, il s'accroche à la seule chose qui lui semble un tant soit peu matérielle : la voix qui lui parle, la respiration sur laquelle la sienne finit par se caler sans qu'il ait besoin d'en prendre une décision consciente. Il a toujours l'air humain, il peut toujours s'évader derrière une fausse identité, non ? Paraître, prétendre être humain pour que personne ne sache que Lena et Lenaël sont la même personne. Si c'est vraiment de la magie, si quelque chose en lui accroche véritablement la voix de Katarina, il peut très bien rester l'un des seuls au courant. Sa respiration se calme, lentement mais suffisamment pour qu'il puisse relever les yeux vers la jeune femme qui l'a sorti de ses pensées tourbillonnantes pour la deuxième fois en trop peu de temps. Une parcelle d'honnêteté parvient à passer la chape de mensonge dans laquelle il s'est dissimulé toute sa vie.

» Je... Je ne comprends pas...

Il ne comprends pas à quel moment l'hallucination a cédé la place à quelque chose de magique, à quel moment son monde s'est effondré plus loin encore que les ruines de son esprit. D'un geste maladroit, il chaque les quelques larmes qui ont réussi à se faire une place pendant son instant de panique. Si la voix est vraiment magique, comment est-il censé s'en débarrasser ? Reviendra-t-elle dès qu'Ellie se sera éclipsée ?

» Je ne comprends pas ce qui se passe... Même avant Sin... on m'a toujours dit qu'elle n'existait pas...

Comment qui que ce soit pourrait comprendre ? Ça n'a aucun sens. Lui a-t-il donné vie à force de l'imaginer ? Ou bien quelqu'un l'a-t-il remplacée en se faisant passer pour elle ? Et dans ce cas... qui est vraiment la voix qui lui parle ? Depuis quand la "vraie Katarina" a-t-elle disparu..?

Le silence est déroutant. Pendant toutes ces années, il s'est habitué à la présence de Katarina dans un coin de sa tête, voire carrément sur le devant de la scène, et son absence n'est pas vraiment une chose à laquelle il peut s'habituer en un claquement de doigts. Son regard est infiniment perdu, et le sourire de la jeune fille ne parvient qu'à moitié à l'ancrer dans la réalité. Son monde est en train de perdre son sens au moins aussi rapidement qu'en avril, et c'est simplement l'incompréhension qui l'empêche de baisser à nouveau les yeux vers le sac où repose cette substance qu'il n'aurait jamais dû avoir à retrouver. Il n'est plus humain ? Mais ça ne se voit pas. Il peut toujours faire semblant de l'être.

En sentant sa main se refermer sur la sienne, il tressaille, ferme les yeux avant que son cerveau ne recommence à créer des liens qui n'ont pas lieu d'être. C'est sa couleur de cheveux, alliée à un contact trop doux pour sa santé mental, qui rappelle des souvenirs censés être enterrés depuis longtemps. Maladroitement, il se laisse relever, incapable de trouver la force mentale ou physique de résister à son invitation. Pas comme s'il avait une raison valable de le faire, après tout : il n'y a rien dans cette loge à part le risque d'une marque de plus autour de son cristal, au creux de son coude. Il tire sa manche pour le cacher.

Il se laisse entraîner sans protester, oubliant son sac sur le sol sans véritablement s'en soucier. C'est quand même étrange. Pourquoi la vie persiste-t-elle toujours à mettre des cheveux de feu sur son chemin quand il cherche un nouveau sens à son existence ?

» Lenaël…

Une réponse dans un murmure à sa question tandis qu'ils sortent des loges puis de la salle de spectacle qui y est accolée. Il n'y a personne, pour l'instant. Quelle heure est-il ? Impossible de vraiment le déterminer, il a perdu toute notion du temps depuis que son cours s'est terminé et qu'il est allé s'isoler. Il peut s'être écoulé vingt minutes comme trois heures. Peut-être qu'il est en train de rater un autre cours. Est-ce qu'il avait un autre cours après, d'ailleurs ? Il n'en a plus la moindre idée. Son esprit est bien trop perdu pour trouver un semblant de logique auquel se raccrocher.

En silence, sans savoir s'il profite ou s'il craint celui dans sa tête, il se laisse entraîner ailleurs. L'université n'est pas vraiment l'endroit qu'il connaît le mieux en dehors de ses salles de cours et de sa résidence, et il n'a de toute façon pas la force de parler ou de faire appel à son sens de l'orientation.

Alors qu'il avance, il sent soudain la main qui tenait la sienne… disparaître ? Un regard lui suffit à comprendre que ce n'est pas exactement le cas. C'est sa propre main qui a pris un aspect bleuté, translucide et fantomatique jusqu'au poignet. Il la fixe en clignant des yeux. Il n'est même plus sûr d'avoir la force mentale suffisante pour paniquer ou se poser des questions. La seule chose qu'il reste à son corps, c'est de se figer complètement. Jusqu'à ce que sa peau redevienne normale, comme si ce n'était qu'un mirage. Ce ne serait pas la première fois qu'il a une hallucination mais… si ça n'était qu'une illusion, la main d'Ellie serait toujours autour de la sienne...

N'a-t-elle pas dit qu'elle avait quelque chose qui bloque la magie ? Oui, quelque chose comme ça, tout à l'heure… Il ne se souvient plus exactement, mais si c'est le cas… ça veut dire que ça n'est pas dangereux, n'est-ce pas ? C'est sa main qui s'est transformée, mais ça ne peut pas être une attaque de l'extérieur. Elle a dit… Elle a dit quoi… Il ne se souvient plus des détails. Mais peu importe. Sa main a changé alors qu'elle la tenait dans la sienne. Si elle a une barrière qui bloque la magie, ça veut dire que ce n'est pas une agression. Pas dangereux. Autant se focaliser là-dessus pour éviter que les problèmes grignotent encore son cerveau.
Pas dangereux. Ça veut dire que ça vient de lui. Mais ce n'est pas dangereux. Pas du tout.

Il relève les yeux quand elle s'approche. Elle a l'air de vouloir lui parler et, actuellement, c'est sa présence et sa présence seule qui l'empêche de complètement se laisser envahir et de se rouler en boule dans un coin en attendant d'avoir magiquement des réponses à ses questions. Et quand elle est là, il n'entend pas la voix dans sa tête. Du moins pas pour l'instant.

Lenaël penche légèrement, imperceptiblement, la tête sur le côté. Faire autre chose ? Oui… il n'a pas envie d'aller demander de l'aide, pas envie qu'on lui assène l'évidence de sa perte d'humanité. Changer de sexe était amusant. Ça, ça l'est beaucoup moins. Ses proposition sont presque une bouffée d'air frais. Pas de questions.
Tu peux venir chez moi si tu veux, maman m'a acheté un nouveau jeu. Il cligne des yeux. Se fige une seconde. Il n'a jamais pu répondre oui à ce genre d'invitations. Combien de fois en a-t-il entendues, combien de fois a-t-il été forcé de refuser parce que ses parents refusaient qu'ils se mêlent à ce monde "moins bien" que le sien ? L'enfant dans sa tête s'est figé d’expectative. Lui n'est pas mieux, la bouche entrouverte et l'esprit embrouillé comme s'il ne croyait pas lui-même aux mots qu'il s'apprête à prononcer.

» Je veux bien.

Tout sauf penser à son présent, tout sauf penser à cette main bleue, tout sauf penser à la voix qui n'est peut-être pas celle de Katarina, tout sauf penser que ce qui restait de son monde s'effondre. Jouer à des jeux et manger des gâteaux. La simplicité absolue qui lui a toujours été inaccessible, dans son monde de paraître, de grandes réceptions et de cours particuliers. Est-ce ça, de reprendre ses études ? Une nouvelle chance de normalité ? D'être comme les autres ? De faire ce qu'il n'a jamais pu faire ? Peut-être n'était-ce pas une si mauvaise idée, finalement.