Soyons subtils [Ian]

"Repose-toi". C'était un ordre de sa cousine. Kaylee était capable d'être très autoritaire quand elle en avait envie mais, dans le fond, elle n'avait peut-être pas tort. Depuis les événements de Noël 2020 - et même bien avant ça, mais ça n'avait fait qu'empirer les choses - il avait un mal fou à ne pas se laisser envahir par les stress. L'école le stressait, Malicia le stressait, la magistrature dans son ensemble, et tous les petits éléments qui n'étaient pas sous son contrôle.

Il poussa un soupir en s'asseyant à son bureau. Bon, c'était Kaylee, elle avait sa propre définition d'une "pause" et toujours aussi peu de pudeur, mais a priori personne ne les avait entendus. Enfin, dans tous les cas, il fallait qu'il se détente. Il avait trop de travail, et frôler le burn-out dans une situation potentiellement catastrophique n'était vraiment pas une bonne idée. Il se passa une main sur le visage. Arrêter de travailler... Depuis combien de temps n'avait-il pas arrêté de travailler ? Il avait l'impression de n'avoir fait que ça, tous les jours, depuis qu'il avait eu son diplôme. La police, la magistrature, l'école...
D'accord, il comprenait pourquoi Kaylee insistait pour qu'il se repose.

Trois coups frappés à la porte le tirèrent de ses réflexions. Pause prévue ou pas, il ne pouvait pas juste arrêter de travailler du jour au lendemain. Il repassa ses mains devant son visage pour chasser au mieux la fatigue avant de répondre. Ce fut l'un des psychologues de l'établissement qui entra, visiblement nerveux. il avait toujours l'air un peu nerveux quand il s'approchait de lui mais, depuis qu'Egon avait révélé la nature de son pouvoir, c'était le cas de beaucoup de monde.

Son entrée en matière lui tira un sourire. Il avait l'habitude d'entendre les formules de politesse toutes faites souffrir de l'influence de son pouvoir, mais le côté cocasse de la situation parvenait toujours à l'amuser un peu, même dans son état actuel. Puis il haussa un sourcil. Il avait dit "séduire" ? S'il n'avait pas su que Ian et Kaylee se connaissaient à peine, il aurait presque pu croire qu'ils étaient de mèche. Même si ce n'était pas la première fois qu'il tenait des propos de ce genre. Devrait-il le relever ? Mr Stevens semblait déjà assez embarrassé comme ça par ce genre d'aveux involontaires.

Dorian mit un petit temps avant d'assimiler la suite de ses paroles. Un élève impliqué dans du trafic... Ça impliquait d'obtenir des détails, des noms, des informations.

- Je hm... Je regarderai ça de plus près... Vous avez son nom ?

Ne l'avait-il pas déjà dit ? Il n'en était plus très sûr.

Le nom de l'élève ne lui était pas familier, mais il le nota sur un coin de feuille, ainsi que les informations que lui avaient donné le psychologue à son sujet. Il regarderait tout ça... plus tard. Il était trop fatigué pour ça, et c'était apparemment assez visible. Il allait répondre, mais son interlocuteur le prit de vitesse et Dorian le regarda un moment en clignant des yeux, sans trop savoir comment réagir à ses paroles.
Encore moins à celles qu'il prononça en se levant. Il était à peu près sûr que celles-ci n'avaient pas été influencées par son pouvoir.

Un léger soupir s'échappa des lèvres de Dorian. Il y avait quelque chose d'envoûtant dans son regard, sa silhouette, dans son attitude aussi, mais aussi séduisant soit-il, ça ne changeait pas deux faits très importants.

- Mr Stevens, vous êtes mon employé, ce ne serait pas correct de ma part.

Il se redressa un peu sur son siège, prenant une attitude un peu moins écrasée par la fatigue. L'attirance que ressentait le psychologue à son égard n'était pas un secret, mais il ne pouvait pas y répondre de toute manière, qu'elle soit réciproque ou non, la question ne se posait pas vraiment.

- Et j'ai trop de travail pour songer à ce genre de choses.

Il avait toujours eu trop de travail.

Homme ou pas homme, ça ne changeait rien au cœur du sujet : c'était son employé, donc ça ne pouvait pas être une attitude acceptable, dans tous les cas. Enfin, Mr Stevens... Ian pouvait s'amuser à essayer de le séduire, mais céder serait... inconvenant. Ils ne pouvaient pas se le permettre.
Même si sa façon de s'approcher, en s'appuyant sur le bureau avec un sourire charmeur, avait aussi un côté très séduisant. Mais à ce niveau, c'était techniquement génétique, venant d'un incube. Ce qui voulait aussi dire qu'il pouvait... ressentir certaines choses.
Oui, forcément... Ça n'allait pas aider à aller dans son sens, ça.

- C'est possible, soupira-t-il en se passant une main sur le visage, mais j'accumule malgré tout des heures de travail en retard. Je n'ai pas le temps de faire des pauses, de quelque nature que ce soit.

Et certainement pas dans le lit d'un de ses employés, pour reprendre ses mots. C'était contraire à l'éthique professionnelle, à ses principes et à beaucoup de choses contribuant à son image. Il ne pouvait pas faire d'exception. Il ne voulait pas faire d'exception non plus.

... D'accord. Il devait bien admettre qu'il ne s'attendait pas à ça. Le changement d'apparence le prit un peu au dépourvu et il resta un instant figé, la bouche légèrement entrouverte, le temps d'assimiler ce qui venait de se passer. Pas qu'il n'avait pas l'habitude des transformations - même s'il n'utilisait jamais la sienne - mais l'inattendu combiné à la raison derrière cette transformation l'avaient légèrement perturbé.

- Moi, je le saurais...

Il ne pouvait pas se laisser séduire par un employé, aussi déterminé soit-il. Il recula légèrement son visage par réflexe, par principe aussi, mais son souffle trouva quand même le moyen de vaciller légèrement. L'inconvénient de vingt ans à ne faire que travailler, il avait nettement perdu en stoïcisme. Ça ne l'arrangeait pas, encore moins quand il était mis face à ses contradictions.

- Ce n'est pas...

"Pas une question d'envie". Non. C'était une très mauvaise idée de répondre ça. En une phrase, il avait soufflé sa répartie - c'était un peu frustrant, d'autant plus que c'était techniquement son métier d'avoir toujours quelque chose à répondre. Il s'efforça tout de même de remodeler sa phrase.

- ... une question d'apparence. Simplement de principes. Vous restez la même personne.

Au moins, il s'exprimait toujours avec la même voix posée que d'habitude. Il aurait un peu mal vécu de se retrouver à bafouiller comme un adolescent devant la moindre petite marque d'intérêt.

Peut-être qu'il perdait un peu de consistance. La proximité et la tentation avaient beau être des choses auxquelles il était censé savoir résister, ce n'était clairement pas - plus - un domaine où il avait de l'entraînement. Et il n'avait pas face à lui la personne à qui il était le plus facile de résister non plus.

La main qui vint se poser sur sa mâchoire lui tira un léger frémissement qu'il s'efforça de réprimer. Cette fois, il ne recula pas son visage, luttant en vain pour décrocher son regard de l'iris rougeoyant fixé dans le sien. Une inspiration réflexe s'invita entre ses lèvres une fraction de seconde avant que celles de l'incube ne s'en emparent, et son coeur perdit le rythme sur quelques battements - quelques battements de trop. Il plissa les yeux, sans les fermer complètement ni parvenir à les garder ouvert, envahi par des sensations certes discrètes mais oubliées depuis assez longtemps pour le désorienter un moment.

Comment il trouva malgré tout la volonté de refermer doucement sa main autour de son poignet pour l'écarter de son visage, ou celle d'échapper à l'emprise envoûtante de ses lèvres, il n'aurait su le dire. Il s'accrochait à ses principes avec une force décroissante, mais toujours présente.

- Je ne peux pas faire ça...

Pas "je ne veux pas". Certains mensonges étaient plus difficiles à prononcer que d'autres et, à ce stade, prétendre que l'attirance n'était pas réciproque n'aurait pas eu un semblant de crédibilité de toute façon.

Il jouait sur les mots. Il jouait sur les mots pour jouer avec ses nerfs et c'était terriblement frustrant. Pourtant, la main de Dorian ne résista pas à la traction pourtant délicate qui l'entraînait vers l'homme penché près de lui. Un courant électrique remonta le long de ses doigts et il laissa échapper une expiration maladroite. À quel point, combien de temps, pouvait-il résister ? Un pincement lui serra la poitrine tandis que son regard courait sur la ligne doucement dévoilée de son cou, son sourire, son regard, les gestes qu'il l'incitait à suivre...

Ses doigts se crispèrent légèrement, assez pour qu'il sente un peu trop sa peau sous la pulpe. Il déglutit difficilement, luttant intérieurement entre les principes et l'attirance qui s'efforçaient l'un comme l'autre de faire pencher la balance de leur côté. Sa main accrocha un bouton, se rétracta sans le défaire ; sa respiration cherchait en vain à paraître calme malgré les petites piques un peu trop incertaines qui s'y invitaient, et il s'estimait presque heureux que leurs mains ne soient pas contre son propre torse tant la force qui battait dans sa cage thoracique lui paraissait perceptible.

Une seconde. Un croisement de regard en trop. Quelque chose finit par pousser sa main à se défaire de celle qui la tenait, glisser le long de son torse du bout des doigts jusqu'à sentir le tissu de sa cravate contre sa peau. Un peu ailleurs, il referma ses doigts, tira doucement pour l'amener vers lui, rapprocha ses lèvres des siennes en faisant glisser le nœud pour la desserrer.
Tant pis...

Je ne devrais pas faire ça. La voix de la raison s'estompait peu à peu dans ses pensées, submergée par le réel, par la sensation brûlante dans sa poitrine qui rappelait à lui près de vint années sans la ressentir. Des lèvres contre les siennes, qui les relâchèrent brièvement pour mieux les retrouver, des mains parcourant son cou, ses épaules, son torse, sans la moindre once de timidité. L'éthique se relégua au second plan, rapidement surpassée.

Il entrouvrit les lèvres, happé par leur baiser, répondit à la demande silencieuse en laissant sa langue effleurer la sienne, se laissa entraîner contre lui, collé à lui. Sa main se resserra autour de la cravate, continua de défaire le noeud jusqu'à ce qu'il cède sous ses doigts ; l'autre glissa contre sa mâchoire, se nicha dans ses cheveux. Il n'aurait jamais cru en arriver là. Une petite voix dans le fond de sa tête continuer d'essayer de lui souffler que c'était une idée dangereuse, mais elle ne faisait que le tenter davantage au lieu de le pousser à arrêter. Oui, peut-être que c'était une idée dangereuse... mais qui le saurait ? Qui s'en plaindrait ? Ils ne faisaient de mal à personne...