Protège-moi et je te protégerais [Niels]

Il voyait bien que ses mots ne la convainquaient pas. D'un autre côté, il ne pouvait pas vraiment la forcer à adopter sa vision. Sans doute ne connaissait-il pas l'ampleur de ses problèmes, et il le fit simplement remarquer en continuant de siroter son verre d'illégalité, essayant plus ou moins de lui exposer ce qu'il en pensait, sans en venir à minimiser ses problèmes. Mais elle ne tarda pas à lui confirmer ce qu'il avait pensé au départ : il ne savait rien de ce qu'elle traversait. Et, visiblement, c'était bien plus grave que ce qu'il imaginait. Quelque chose en rapport avec ce qu'elle faisait, cachée dans un coin de la cour ? Il y a un an de ça, il aurait eu du mal à imaginer quels problèmes graves pouvait avoir quelqu'un de son âge mais, entre temps, il avait rencontré les élèves de sa classe et il en avait eu un bon aperçu. Sans parler des difficultés qu'il avait lui-même avec cette nouvelle race. Cela dit, s'il n'avait pas l'intention d'insister au départ, il ne put s'empêcher de hausser un sourcil.

- Comment ça, purger tes erreurs ?

Il n'aimait pas le ton fataliste de sa voix. De quel genre d'erreurs, et donc de quel genre de punition, parlait-elle ? Pour ne pas avoir le droit de sortir ou de se changer les idées ? Plus vraisemblablement : qui lui avait mis ce genre de choses en tête ? Elle lui faisait l'effet d'une personne manipulée, incapable de voir le mensonge dans les mots de la personne qui tirait les ficelles.
Avait-il le droit de vouloir l'en sortir ?

Le serveur finit par couper leur conversation en arrivant avec les plats qu'ils avaient commandés et Niels observa son plat. C'était légèrement différent de l'équivalent suédois, mais il savait plus ou moins ce qu'il mangeait. Maëlys semblait... elle semblait un peu perdue dans ses pensées, léchant sa fourchette trempée dans la sauce comme si elle essayait de s'assurer du goût, ou comme si quelque chose lui manquait. Mais elle ne dit rien, et Niels ne posa pas de question. Il avait déjà l'impression d'en avoir posé assez, et pas de celles qui parviendraient à lui changer les idées ou à la sortir de son état. Il se contenta de répondre à son "bon appétit" et de commencer à manger. Un léger silence s'installa avant qu'elle le brise avec une question... sortie de nulle part.
Hein ?

- De la drogue ?

Ça dépendait de la définition qu'on en faisait, mais le orange sur son cristal ne venait pas de nulle part. Il passait rarement une minute à l'extérieur sans commencer à fumer et, selon certains points de vue, l'alcool en était une aussi. Du coup il ne pouvait pas vraiment répondre non à cette question.

- Eh bien euh... je fume donc d'une certaine manière, oui. Mais pourquoi cette question ?

Elle ne considérait quand même pas d'essayer ? Il l'imaginait mal avec une quelconque forme de drogue, surtout alors qu'elle venait de s'étouffer avec une gorgée de whisky. Les deux images ne s'associaient pas, mais alors pas du tout dans sa tête.

Elle ne lui donna aucun élément de réponse à propos des fameuses erreurs qu'elle estimait devoir purger, en dehors d'une volonté manifeste de ne pas en parler. Il n'insista pas. Si elle préférait ça garder ça pour elle, il ne pouvait pas lui arracher l'information de force ; ce n'était ni son genre, ni une très bonne idée. Au mieux, elle se braquerait. Au pire, il lui ferait du mal. Alors il la laissa manger en silence, jusqu'à ce qu'elle lui pose cette fameuse question sur les drogues.

Même s'il lui répondit de façon assez logique, en parlant du seul semblant de drogue auquel il avait déjà touché, il ne comprenait pas d'où elle sortait un sujet de conversation pareil. Ce n'était pas le genre de choses qu'on demandait sans aucun contexte, normalement. Comment ses pensées avaient-elle dérivé de cette manière ? L'idée qu'elle envisage de se tourner vers les drogues pour "purger ses erreurs" lui semblait dérangeante. Mais ça en disait long sur son état. On ne plongeait pas là-dedans sans avoir quelque chose à chasser, quelque chose à guérir, ou quelque chose à combler.

- D'évacuation, hein... Je pense pas que ça soit une bonne idée.

Pas alors qu'elle buvait du whisky comme du jus de fruit, même si c'était pour s'étrangler avec. Se tromper sur la dose d'un verre d'alcool était une chose, au mieux on en était bon pour un violent mal de gorge, la migraine qui va avec et un foi qui appelait à l'aide. Se tromper sur celle d'une drogue, c'était autre chose. Elle pourrait ne jamais s'en remettre, ou ne jamais en revenir. Et il doutait que ça résolve le moindre de ses problèmes.

- Ne t'en fais pas pour ça.

Il ne s'était pas senti jugé. Déjà parce qu'elle n'était pas la première personne à lui poser la question, ensuite parce qu'à bien y réfléchir il avait sûrement, un jour ou l'autre, tenté quelque chose dans une soirée sans forcément s'en souvenir, et enfin parce qu'il avait d'autres questions à se poser que de savoir pourquoi Maëlys avait présumé qu'il avait déjà essayé.
Au fond, elle marquait un point. Oui, une solution temporaire pouvait remplacer une solution durable. Mais l'inconvénient des drogues, c'était justement qu'elles avaient tendance à s'inviter, et à vouloir devenir des solutions définitives. Jusqu'à s'imposer et, selon celle dont il s'agissait, devenir des problèmes à part entière. La sienne était légère, mais il savait qu'il ne s'en débarrasserait jamais. Il n'en avait pas spécialement envie, encore moins depuis qu'il savait qu'il ne risquait plus de tomber malade, mais si une simple petite chose l'avait rendu dépendant, ça en disait long.

- Je ne pense pas que ça t'aiderait. Si on pouvait avoir un bonheur permanent aussi facilement, ça se saurait. Et ça ne rend que plus malheureux quand on en est privé.

Il réfléchit un instant, en profitant pour reprendre une gorgée de son verre, puis quelque chose lui revint en mémoire.

- Et ton serpent te protège des poisons, non ? Il serait capable d'absorber les drogues et de les rendre aussi inoffensives qu'un verre d'eau.

Bon, il n'avait pas spécialement envie qu'elle teste sa théorie, mais au fond, ça ne semblait pas la tenter plus que ça. Simple curiosité, alors ?

La curiosité de Maëlys semblait n'être que ça. Aucune intention de teste d'elle-même, ou alors elle la cachait bien. Quoi qu'il en soit, son serpent l'empêcherait très probablement d'en ressentir les effets s'il lui prenait un jour l'envie de tenter malgré tout. Il n'essayait pas spécialement de l'en empêcher, mais elle avait l'air un peu maladroite, ou un peu ignorante à ce sujet au moins, du coup les risques étaient... beaucoup plus présents. Mais elle lui fit assez vite comprendre que ça n'était effectivement pas dans ses projets de tester des drogues. L'alcool peut-être, à la rigueur, mais l'illégalité semblait la retenir. Tant mieux...

Il ne rajouta rien, terminant lentement son verre tandis que la serveuse revenait leur proposer des desserts. Pour le coup, il n'avait pas la moindre idée de quoi prendre. Il finit par choisir au hasard sur la carte, jetant donc son dévolu sur un fondant au chocolat tout ce qu'il y a de plus classique. Un léger silence vint remplacer leur étrange conversation le temps que la serveuse reviennent leur apporter leurs desserts. Il la remercia d'un mot avant de reporter son attention sur Maëlys. Et de froncer les sourcils.

- Du mal avec mes devoirs ?

D'où tenait-elle une chose pareille ? Des profs, apparemment, mais il se demandait bien quel prof avait pu dire une chose pareille. Il avait toujours rendu des devoirs dans les temps et plutôt bien réussi, en dehors de sa période à vide l'an dernier qui avait fini par entraîner ce redoublement. L'un de ses premiers échecs, de quoi le vacciner. Il haussa les épaules.

- Je n'ai pas de mal non. Je ne sais pas où tu as entendu ça, mais c'est un mensonge.

Quant au reste... réviser, prendre un peu de temps d'un jour sur l'autre pour travailler... pour quoi faire ? Ses seuls devoirs étaient à rendre pour la fin de la semaine, il aurait tout le temps de les faire jeudi soir, pourquoi s'en embarrasserait-il maintenant ? Il travaillait mieux à la dernière minute, de toute manière.
Sa dernière question le laissa perplexe un moment. À vrai dire, il n'y avait jamais vraiment réfléchi. Son diplôme lui semblait loin, alors même qu'il n'en était séparé que de deux ans, et l'avenir... l'avenir n'avait jamais été sa préoccupation première. Meilleur à la dernière minute, on disait donc.

- Pas vraiment. Ce n'est pas quelque chose auquel j'ai beaucoup réfléchi. Toi, tu veux faire quoi ? Tu es en Blue Bird, non ? J'ai vu que tu n'étais pas présente dans certains cours.

Et de mémoire, seuls les Blue Bird rataient des cours de façon quotidienne pour assister à leurs cours de spé.

- Ah, non, je les rends toujours dans les temps, jamais en retard.

Il haussa simplement les épaules, laissant le sujet disparaître lentement sans vraiment chercher à en dire plus là-dessus. Il se fichait un peu de ce qu'on disait sur lui, mais vu qu'il mettait globalement un point d'honneur à être toujours dans les temps et à rendre ses devoirs le jour et l'heure où il fallait les rendre, il se demandait quand même d'où elle pouvait tenir ça. Il les rendait en même temps que tout le monde, après tout.

La conversation dériva sur l'avenir, et Maëlys lui posa une question à laquelle il n'avait jamais vraiment pris le temps de réfléchir. Il n'avait pas grand-chose à en dire, et c'est pour cela qu'il fit assez vite revenir le sujet sur elle. Après tout, contrairement à lui, elle semblait avoir déjà suffisamment réfléchi à son avenir pour entrer en Blue Bird, alors ce qu'elle en dirait serait probablement plus intéressant, non ?

Il ressentit tout de même l'amertume de la jeune fille quand elle mentionna sa spécialité et la manière dont elle était persuadée de la perdre si sa nouvelle race prenait l'ascendant sur l'ancienne. Il n'était pas spécialement d'accord avec elle. Lui aussi avait écopé d'une nouvelle race tout sauf plaisante, qui lui interdisait quasiment tout contact physique avec qui que ce soit jusqu'à ce qu'il trouve une manière définitive de la contrôler, mais il n'arrivait pas à croire que cela pourrait totalement retirer ce qui faisait d'elle ce qu'elle était. Il était resté fidèle à lui-même. Même en succube, elle ne perdrait pas son identité… même si cela semblait la mettre dans un état proche de la dépression. Voire totalement dedans, en fait.

Il regarda ses photos avec un petit sourire. Ce boulot lui allait bien. Elle était très jolie, et les tenues la mettaient bien en valeur. Elle voulait arrêter parce qu'elle n'était plus une muse ? Ça aurait été dommage.

- Tu n'as pas besoin d'être une muse pour donner de l'inspiration. Pour un photographe, la beauté est une inspiration en soi.

Il se doutait que ça ne lui remonterait pas le moral simplement avec un petit compliment, surtout si cette histoire de transformation la minait à ce point. Et encore, le mot était plus que faible.

Ils terminèrent leur dessert et leur repas, payant chacun ce qu'ils avaient consommé. Elle avait commencé à vouloir payer, mais ça ne lui semblait pas franchement acceptable. Déjà, parce que c'était lui qui l'avait invitée, donc rien que pour ça, il n'avait pas envie qu'elle paye sa part. Et de manière générale, il avait un peu de mal avec l'idée que les gens lui payent des choses, il était plutôt du genre à vouloir en offrir.  Il finit par la convaincre et payer sa propre part.

Comme elle devais rentrer pour réviser, il l'accompagna jusqu'à l'école et la laissa devant les grilles. Il espérait quand même l'avoir un peu aidée à se changer les idées avec cette sortie, même s'il se doutait qu'il faudrait plus que ça pour l'aider. Ce qui la hantait semblait tellement ancré…

- Bon courage pour tes révisions, alors. À demain.

Il sourit et la regarda franchir les grilles et traverser une partie de la cour avant de finalement s'éloigner pour rentrer chez lui. Maintenant qu'il y pensait, il avait oublié de prévenir ses parents qu'il mangeait en ville. Enfin… il doutait que qui que ce soit l'ait attendu. Ses parents et sa sœur savaient qu'il avait encore du mal à se retrouver avec eux pendant de trop longues périodes.