Bon, si tout le monde arrivait à se mettre d'accord, c'était le signe que les choses progressait. C'était une bonne chose. Le gamin semblait avoir une idée bien précise d'où il voulait se trouver et, à ses yeux, c'était bien mieux ainsi : ça voulait dire qu'il était certain d'y trouver du soutien, qu'il avait une personne de confiance dans ce monde. C'était mieux que beaucoup d'enfants, surtout chez les fugueurs. Martel hocha la tête à la demande du jeune homme. Oui, elle se chargerait aussi de s'assurer qu'il n'y avait rien de plus dans cette famille que des parents qui se disputaient trop souvent.
- Vous pouvez joindre votre contact quand ? Je ne pourrais pas veiller sur lui ce soir, à moins de l’emmener à mon travail. Enfin… Je ne sais pas trop comment ce serait prit. Ou que vous vous en occupiez vous-même ?
L'idée de s'en occuper elle-même lui tira une grimace. Avec Scarlett et Zack dans la maison ? Non, le gamin en ressortirait probablement en pire état qu'il y était entré. Les jumeaux avaient une tendance encore trop grande aux blagues de mauvais goût, parfois dangereuses, et c'était sans compter leurs capacités raciales beaucoup trop magiques pour un gamin qui n'en avait sûrement jamais entendu parler. La limite entre l'émerveillement devant l'existence de la magie et la peur était trop faible. Et avec la possible jalousie dans l'équation. Martel secoua la tête.
- Je ne peux pas m'occuper de lui personnellement. Trop de risque de conflit avec mes propres enfants.
Ensuite de quoi elle prit son téléphone pour passer un coup de fil à l'une des assistantes sociales en question. La négociation ne fut pas bien difficile : elle s'entourait de gens comme elle, après tout. Au final, elle obtint que sa collègue escorte l'enfant jusqu'à ses grands-parents et lance une enquête sur la famille en parallèle, officiellement si la fugue était rapportée par les parents, officieusement s'ils n'en disaient rien ; mais la jeune femme au téléphone lui assura que le garçon arriverait à bon port. Martel lui faisait confiance. Après tout, cette fille lui devait en grande partie d'avoir gardé son job, s'occuper secrètement d'un garçon en détresse en échange n'était pas une énorme contrepartie.
- Elle devrait arriver d'ici vingt minutes. Elle a promis de te ramener chez tes grands-parents. Il suffira juste que tu lui donnes ton nom, elle saura retrouver leur adresse.
Même si les grands parents n'avaient pas le même nom de famille, elle pourrait remonter dans les livrets de famille pour se renseigner sur le reste. L'avenir proche du gamin était donc assuré pour le moment. Dans vingt minutes, il serait entre les mains d'une personne un peu plus qualifiée pour l'aider, et il serait chez ses grands-parents, en sécurité et avec de la nourriture, avant la nuit.
Il ne fallut pas longtemps avant que la jeune femme me confirme ce que je craignais : elle n’était pas en mesure de prendre soin de ce garçon en attendant qu’une assistante sociale se libère. Je ne connaissais pas ses raisons, mais j’imaginais assez bien qu’elles étaient assez bonnes pour qu’elle refuse malgré son inquiétude flagrante pour cet enfant. Je n’allais certainement pas les lui demander, même si le “risque trop grand de conflits” avec ses enfants me fut révélé. Après tout, je n’étais pas en mesure de lui donner celles qui m’empêchaient vraiment de le prendre en charge. Le mettre en danger à cause de ma mauvaise maîtrise de ma race n’était pas une bonne idée. Que ce soit pour lui, son entourage… ou moi-même. D’ailleurs, plus le temps passait, plus je me demandais s’il ne fallait pas que je m’enferme quelque part. L’idée même me donnait des sueurs froides, mais avais-je le choix ? Plus pour les autres que pour moi. Plus pour sauver des vies que préserver la mienne. Quoique… Tant qu’il me croyait en vie, il ne se chercherait pas un autre “héritier”. Tant qu’il n’en aurait pas besoin, qu’il se concentrerait sur moi, il ne sacrifierait personne d’autre.
Me reconcentrant rapidement sur le problème immédiat, je la vis prendre son téléphone et passer un coup de fil. Par politesse, je ne suivis pas la conversation, à hauteur de ce que mon ouïe me permit, préférant me préoccupant du garçon. Ce dernier me posa des questions sur ce qu’il venait de se passer, de se dire, et ce que faisait sa voisine. Je lui répondis alors avec tact et des mots simples qu’il pourrait comprendre. Cela le rassura partiellement, mais continua à demander des précisions jusqu’à chercher à me faire promettre que je lui disais la vérité. C’est d’ailleurs ce que je fis. Il n’y avait pas de problème avec cela puisque je ne lui mentais pas. Je n’avais aucune raison de le faire, hormis pour ce qui concernait ma race, mes pouvoirs et mon passé. D’ailleurs, au fond, peut-être étais-je un menteur pour éviter de mettre les autres en danger. Un hypocrite. Et elle ? Qu’en était-il ? Et les autres inconnus qui nous entouraient ? Et ce petit bonhomme ?
- Et toi, peux-tu nous promettre que tu ne nous a rien caché ?
Vivement, presque offusqué, il se leva et tenta de me montrer que j’avais tort. Les larmes aux yeux, il me cria dessus, laissant échapper beaucoup de détails que nous avions seulement deviné. Et pendant tout le temps qu’il prit, je le regardai calmement, sans broncher. J’avais beaucoup trop l’habitude de ce genre de choses. Mais c’était bien qu’il puisse hurler ce qui lui pesait. Je le laissai donc faire. Et quand il eut terminé, qu’il se rendit compte de ce qu’il venait de faire, il se rassit en s’excusant honteusement. Et lorsqu’il me promit que tout ça était vrai, je lui ébouriffai les cheveux amicalement en lui disant doucement :
- Je sais, ne t’en fais pas. Et nous allons t’aider à tout arranger. D’accord ?
Entre temps, la jeune femme avait raccroché et nous avait certainement écoutés le temps qu'on termine. Puis, elle nous fit part que l'assistante qu'elle venait d'avoir allait arriver dans une vingtaine de minutes. Je me tournai alors vers le jeune garçon et lui souris :
-Le temps pour toi de prendre un dessert, on dirait. Quelque chose te fait envie ?
Comme il venait de finir son assiette, il prit la carte et chercha ce qui lui ferait plaisir. En attendant l'arrivée d'une serveuse et que le petit ait trouvé son bonheur je me tournai pour la seule femme de cette table et lui souris avec gratitude :
-Merci beaucoup pour ça. Je vous avoue que je n'aurais pas su quoi faire sans votre aide.
Je n'avais pas le refuge que j'avais un jour rêvé de construire pour ce genre de cas, entre autres. Je n'avais pas les moyens de mettre tout ça en place. Je n'avais plus personne pour me guider non plus. Après tout, j'avais perdu tout cela cinq ans plus tôt.
(c) Yasushi Lelph/Bethany Williams sur Sin Theatre
Tandis qu'elle était au téléphone, le jeune homme continuait de discuter avec le garçon, l'interrogeant sûrement sur d'autres sujets. Martel n'écoutait pas vraiment, jusqu'à ce que le gamin se lève brusquement en criant, visiblement indigné par quelque chose. Elle haussa un sourcil mais se concentra sur sa conversation téléphonique, raccrochant peu après avec l’assurance que son amie viendrait se charger de l'enfant très vite : vingt minutes avant qu'elle n'arrive, ce que Martel indiqua aux deux autres en se radossant à son siège et en rangeant son portable. Elle espérait que sa collègue saurait gérer la situation mais elle ne se faisait pas trop de soucis à ce sujet, c'était son métier après tout. Quoique Martel avait prouvé à plusieurs reprises qu'être chargée de communication ne garantissait pas qu'elle communique correctement et régulièrement avec ses collègues ou avec qui que ce soit. Cela dit, il s'agissait là d'une application pure et simple de son travail, le côté officiel en moins.
Ils attendirent donc que les vingt minutes s'écoulent, le garçon prenant donc le dessert permis et promis tandis que Martel, elle, s'en passait très bien ; elle avait eu sa dose de desserts dans son adolescence, de nourriture grasse et sucrée en général, au point qu'elle avait la plupart du temps des difficultés à en manger. L'enfant semblait cependant ravi de pouvoir prendre un dessert, sûrement la premier depuis un moment, et elle sourit. S'il pouvait encore se réjouir d'une chose aussi simple, c'est que son état n'était pas si préoccupant. Il la remercia et elle secoua doucement la tête.
- C'est normal, voyons.
Les vingt minutes touchèrent à leur fin et la collègue de Martel ne tarda pas à faire son apparition. C'était une jeune femme aux longs cheveux bruns ramenés en queue de cheval, avec des yeux bleus à l'air amical et doux, visiblement en jour de congé car elle portait un jean et un haut léger et décontracté. Elle s'approcha de leur table avec un sourire avenant.
- Bonjour. Je suis pas en retard ? - Pile à l'heure, Cynthia. - C'est toi, le garçon qui cherche à rejoindre ses grands-parents ?
Elle s'était tournée vers l'enfant et souriait doucement, la plus rassurante possible.
Dernière édition par Martel Raykin le Mar 18 Déc - 13:41, édité 1 fois
Mes remerciements obtinrent la même réponse que je formulas généralement quand on m'en faisait. Cela me fit finement sourire d'amusement. Mais je doutais que ce soit vraiment pour les mêmes raisons : aider un enfant en difficultés était normal, quitte à le faire main dans la main avec un inconnu. Aider un parfait inconnu qui ne semblait pas en difficultés, un peu moins. Enfin… le principal restait que le gamin allait désormais être entre de bonnes mains sur le long terme. J'aurais souhaité avoir ces mains salvatrice pour les personnes en difficulté. C'était une pensée qui me traversait régulièrement alors que j'essayais d'imaginer le meilleur pour tous ceux que j'avais rencontrés jusque-là.
Une vingtaine de minutes plus tard, une jeune femme nous rejoignit. Pour moi, elle avait sans aucun doute la tête de l'emploi, mais elle avait au moins l'air gentille. Tant qu'elle faisait ce qui lui était demandé en restant agréable avec le petit, autant qu'elle l'était avec celle qui l'avait appelée, c'était tout ce que je lui demandais. Cela ne semblait cependant pas plaire au môme qui passa sous la table pour se cacher derrière moi. Il y resta même lorsque la nouvelle arrivante s'adressa à lui. Hochant doucement la tête, il demanda si j'allais venir aussi. Je m'agenouillai alors pour lui faire face, mes mains posées sur ses bras sans vraiment le tenir :
-Malheureusement, non. Je ne peux pas venir avec toi parce que je dois aller travailler.
Il y avait d'autres raisons mille fois plus effrayantes que celles-ci, mais mon but n'était pas de faire naître la peur dans son petit cœur. Ni la peine, d'ailleurs ce qui s'annonçait beaucoup plus compliqué parce qu'il vint à me demander si au moins la gentille dame aux cheveux verts le pouvait, elle. Je fis une grimace avant de lui répondre :
-Je n'en suis pas sûr, mais la personne à côté d'elle est son amie. Tu peux donc lui faire confiance. Autant qu'à moi.
Je n'avais aucune garantie, mais je n'en eus pas besoin. Je ne savais pas trop pourquoi ce gamin avait autant confiance en moi, mais cela nous permit de le voir s'approcher de la dénommée Cynthia. Timidement certes, mais avec assez de confiance pour qu'ils puissent parler ensemble et s'en aller. Cela fait, j'émis un discret soupir de soulagement avant de me tourner vers la jeune femme :
-Je me charge de payer. Je vous l'ai promis, après tout. Il doit me rester un peu de temps avant de prendre mon service… Vous voulez que je vous raccompagne ?
Je n'étais pas sûr que cela se fasse de faire une telle proposition alors qu'elle ne connaissait pas mon identité. Je ne savais même pas comment l'appeler à vrai dire. Alors, souriant poliment, je lui tendis la main pour effectuer une poignée de main en me présentant :
-Je m'appelle Yasushi. Yasushi Lelph.
J'avais toujours peur de donner mon nom de famille : ce dernier était connu comme étant celui de l'homme ayant tué sa femme en faisant en sorte que cela reste secret. Un témoignage, le mien dans l'ombre, l'avait fait tomber et il avait profité de la présence des médias pour annoncer qu'il viendrait nous chercher, mon demi-frère et moi. Ce qu'il avait fait pour moi…
(c) Yasushi Lelph/Bethany Williams sur Sin Theatre
L'assistante sociale appelée par Martel arriva vingt minutes après avoir raccroché, comme prévu, mais ça ne garantissait pas la confiance du jeune garçon, comme il en témoigna en changeant de place pour se réfugier près de son sauver et en y restant même quand elle arriva. Martel salua sa collègue avant que celle-ci ne se tourne vers l'enfant angoissé qui ne lui répondit que par un hochement de tête avant d'interroger le jeune homme. Forcément, vu que c'était lui qui l'avait sorti des ennuis et qui avait pris soin de lui, il avait envie qu'il l'accompagne, mais malheureusement s'ils en étaient venus à appeler une aide extérieure, c'était parce qu'aucun d'eux ne pouvait s'occuper de lui, et donc rester avec lui maintenant. Quand il demanda si Martel pouvait venir, elle, elle secoua doucement la tête. Avec ses enfants et les horaires de Nate, elle ne devrait pas tarder à rentrer, pour les récupérer après leurs activités périscolaires.
Devant l'impossibilité pour ses deux sauveurs de l'accompagner, le garçon finit par se lever et marcher timidement vers la jeune femme qui allait prendre soit de lui pour le reste de la journée. Cynthia lui sourit sans le toucher, le laissant réduire de lui-même la distance qui les séparait s'il le souhaitait, et ils finirent par quitter le restaurant tous les deux. Il était entre de bonnes mains, elle le ramènerait chez grands-parents sous peu. Ils se retrouvaient donc seuls dans le restaurant. À sa proposition, Martel sourit.
- Pourquoi pas. Pas chez moi, cela dit, ou alors il faudra faire un détour, j'ai deux petits monstres à récupérer.
Littéralement, dans son cas, Scarlett et Zack étaient plus ou moins des monstres miniatures... ou au moins des démons. Elle serra la main qu'il lui tendait en se présentant à son tour.
- Martel Raykin. Enchantée de connaître enfin votre nom, ajouta-t-elle avec un petit sourire.
C'est vrai qu'avec l'enchaînement rapide des événements, ils n'avaient pas eu l'occasion de vraiment se présenter l'un à l'autre. C'était chose faite, désormais, même si elle avait perçu une légère hésitation dans son expression et son regard lorsqu'il lui avait donné son nom. De quoi avait-il peur ? Avait-il déjà eu des problèmes ? Liés à sa famille ou à un casier personnel ? Elle se souvient des réticences qu'elle avait à donner son nom lorsqu'elle portait celui de ses parents et elle préféra ne pas poser de question. Il n'avait probablement pas une famille plus glorieuse que la sienne.
Martel le laissa donc payer comme il en était convenu, attendant à côté tandis qu'il réglait le prix de leurs trois repas. Non, deux. Tiens, c'est vrai ça, pourquoi n'avait-il rien mangé ? C'était quand même étrange d'inviter des gens au restaurant et de se contenter d'un café. Ses réflexes de dirigeante d'un groupe de soutien sur les troubles alimentaires prirent le dessus l'espace d'un instant.
- Problèmes d'appétit, ou addiction au café ?
Oui, mieux valait faire passer ça sous le couvert d'un peu d'humour, pour qu'il puisse changer de sujet plus facilement s'il n'avait pas envie de répondre.
La jeune femme ne tarda pas à me rassurer quant à la légitimité de ma proposition. Loin de la refuser, elle l’accepta en me répondant qu’elle ne pouvait pas me demander de l'amener jusque chez elle à moins que je n'accepte de faire un détour. La nomination de “petits monstres” ne me fit aucun doute sur le fait qu’elle parlait d’enfants. Après tout, moi aussi j’avais eu cette habitude de le faire pour mes mômes. Ils me manquaient… Je souris néanmoins, plaçant dans un coin de mon esprit cette pensée décourageante, et lui répondis sans la moindre hésitation :
-Ça ne me dérange pas de faire un détour. Au contraire, cette promenade me fera le plus grand bien.
Je n'aimais pas être enfermé et il me restait quelques heures à tuer avant de commencer le travail, me semblait-il. Dans le pire des cas, j’étais prêt à subir la conséquence de mon retard. Cela serait aussi normal que justifié, même si j’avais été exemplaire depuis le début de mon contrat. Je savais qu’il fallait que je fasse attention à cause du squatteur et mon bourreau en liberté, mais il me semblait avoir besoin de compagnie. Être entouré me manquait. Sans doute avais-je été trop habitué en vivant pendant des années avec des enfants dont j’assurais la sécurité. Sécurité qui ne valait apparemment pas grand-chose en réalité puisqu'ils avaient été assassinés… *Mieux vaut ne pas y penser. Il est calme pour le moment, profitons-en.*
Ma présentation tardive me valut de connaître son nom : Martel Raykin. Elle se disait enchantée de faire ma connaissance, mais je ne pus vraiment en dire autant. Pour être honnête, même si j'appréciais grandement l’aide qu’elle m'avait apporté, je ne pouvais pas être totalement sincère en lui rendant la politesse puisque j’étais encore sur mes gardes. Je ne le montrais pas pour éviter de la froisser et pour qu’elle se sente à l’aise, mais en réalité je ne cessais de voir le danger partout. Comptant sur mon flair, mon instinct et le peu d'audition qu’il me restait, je guettais la moindre étincelle de danger.
Alors que nous sortions du restaurant, mon interlocutrice me posa une question en lien avec le fait que je n’avais pas mangé. Rapidement, je réfléchis à la réponse à donner avant de la lui donner sérieusement mais sans entrer dans les détails :
-Je pencherais plus pour le manque d’appétit. Je n'aime pas spécialement le café.
D’ailleurs, je ne l’avais pas terminé. J’en avais été loin, n'ayant même pas bu la moitié de la tasse. Y penser, même amèrement, me fit penser au repas de la demoiselle. Je lui demandai donc, plaisantant à moitié au cas où elle serait humaine ou me prendrait pour un humain comme les autres :
-Et vous, est-ce votre nature qui vous fait manger aussi diététiquement ?
Après coup, je me mis à regretter mes paroles. Si jamais elle avait des soucis de santé qui l’obligeait à manger ainsi, sans doute prendrait-elle mal ma question déplacée. Sans doute que ce genre de maladresse était un contrecoup de mon isolement que je me forçais à appliquer pour éviter tout danger pour les autres. Mais cela ne m’excusait en rien. Cela ne faisait que me rendre plus coupable. Voilà pourquoi je me mis à envisager à présenter des excuses, m'attendant à des réactions toujours plus mauvaises.
(c) Yasushi Lelph/Bethany Williams sur Sin Theatre
Bon, eh bien elle était partie pour l'emmener au bout du monde. Enfin en guise de bout du monde, l'école primaire des jumeaux, avant qu'ils ne décident qu'elle prenait trop de temps et ne fassent quelque chose de stupide - l'inconvénient majeur quand on avait des enfants magiques, c'était que leurs bêtises devenaient vite dangereuses. Ils quittèrent le restaurant après des présentations tardives, permettant enfin de mettre un nom sur son visage, et Martel se permit un petite blague qui, heureusement, ne sembla pas être mal prise. Il y avait peu matière à se vexer, mais on ne savait jamais ; elle ne le connaissait pas assez pour présumer totalement qu'il le prendrait bien.
- Mais vous en buvez quand même, remarqua-t-elle d'un ton songeur.
Pourquoi commander quelque chose qu'il n'aimait pas ? Même s'il manquait d'appétit, il aurait pu boire quelque chose qui lui plaisait plutôt que de prendre un truc au hasard. Enfin, ce n'étaient probablement pas ses affaires. Quand le jeune homme lui retourna plus ou moins sa question, elle esquissa un petit sourire. Amusant comme les gens s'étonnaient souvent de voir qu'elle ne mangeait pas de frites, soda et autres produits gras ou sucrés, comme si ça faisait d'elle un extraterrestre. A son humble avis, la queue et les cheveux verts lui donnaient bien plus l'air d'une alien que son alimentation, mais bon.
- J'ai mangé assez de gras pour toute mon existence quand j'étais adolescente.
C'était une période de sa vie qu'elle préférait oublier, même s'il lui arrivait encore de sentir revenir les angoisses et les doutes de cette époque. Et même si son changement d'alimentation était principalement dû à ça, dans le fond, l'idée de remanger ce genre de chose ne l'intéressait pas vraiment. Ça ne lui arrivait jamais de regretter le goût d'un hamburger ou une pizza. Écœurement par surconsommation, sans doute. Ou juste l'effet psychologique que ça avait sur elle. Remanger des chips ou ce genre de chose lui faisait un tel poids sur l'estomac qu'elle se sentait bien mieux avec sa seule salade.
- Ce n'est plus vraiment mon truc, j'imagine.
Bon, il y avait pire comme abandon à faire dans la vie que de ne plus manger de junk food. Tandis qu'ils discutaient, elle menait la marche, espérant secrètement ne pas se perdre car elle n'allait pas très souvent dans ce quartier de la ville. Mais elle quitta rapidement les rues qu'elle ne connaissait pas pour retrouver des secteurs plus familiers, et elle put facilement rejoindre le chemin de l'école. Un peu en avance sur l'heure prévue ; ce qui était mille fois mieux que l'inverse.
Je n’avais pas répondu à la remarque de Martel sur le fait que, même si je n'aimais pas le café, cela ne m’empêchait pas d’en boire. Elle n'avait pas tort, mais je ne pouvais pas vraiment lui donner raison : je n’avais pas terminé mon café. A vrai dire, je l’avais à peine touché. Mais mieux valait ne pas le faire remarquer pour éviter de continuer de parler de moi. Au lieu de cela, je préférai parler d'elle et son propre régime. Pas que cela puisse m'inquiéter ou me surprendre puisqu'au moins elle mangeait. Au moins cela eut pour effet de détourner son attention de mes “problèmes”. Elle me répondit donc, très simplement qu’elle ne supportait plus le gras. Ce à quoi, très compréhensif de sa situation, je lui répondis très simplement :
-Je vois.
Oui, je ne pouvais que comprendre, même si les raisons n’étaient pas les mêmes.Moi-même je ne supportais plus de sentir l'odeur de la viande, qu’elle soit crue ou cuite. Alors en mangeait devenait impensable, ce qui me permettait de voir à peu près ce qui avait pu se passer pour la demoiselle qui marchait à mes côtés. Néanmoins, elle ajouta qu’elle pensait simplement que ce n’était “pas son truc”. Ah non, “plus vraiment son truc”. Ce n’était pas la même chose puisqu'elle mettait le point sur le fait que cela n'avait pas toujours été le cas. Mais il me semblait qu’elle ne voulait pas vraiment en parler, donc je n'insistai pas.
Suite à cela, je ne sus de quoi parler. Nous marchions dans la ville, ce qui ne me semblait pas si différent de ce que je faisais habituellement. Cependant, je n'arrivais pas à me concentrer sur ce qui se disait autour de moi. Sans doute que, inconsciemment, les rumeurs passaient après la conversation pourtant devenue inexistante entre mon interlocutrice et moi. Interlocutrice dont la queue de lézard avait attiré mon attention plus tôt. Un être magique, comme moi. Il était donc fort possible que ses enfants soient comme elle, ou potentiellement son mari. Qu’en savais-je ? En tous les cas, l’air de rien, regardant autour de nous, je lui demandai :
-Vos enfants sont-ils aussi spéciaux ?
Mes mots étaient réfléchis puisque je n’étais pas certain qu'on soit entourés de personnes n'ayant pas connaissance de nos existences. “Spéciaux” pouvait également signifier “avec des capacités hors normes”, ce que les humains sans pouvoirs possédaient aussi pour certains. De même que, subtilement, j’avais fait part à la maman que j’étais aussi une créature. Certes, je n'aimais pas ma nature et cela me tuait d’être ainsi lié à mon géniteur, mais je préférais le taire autant que possible.
(c) Yasushi Lelph/Bethany Williams sur Sin Theatre
Le chemin vers l'école primaire se fit dans un silence relatif. Total, en vérité, vu que leur conversation s'était plus ou moins arrêtée après leur vague discussion sur la nourriture. Elle ne disait rien, retrouvant la route jusqu'à l'endroit où elle devait récupérer ses enfants en regardant autour d'elle et en observant un peu la foule, et lui semblait aussi plongé dans le silence. Ce fut malgré tout lui qui finit par le rompre, en lui posant une question dont le sens était assez clair à ses yeux. Si ses enfants étaient spéciaux.
- Ils tiennent de leurs parents. Je ne pense pas qu'ils auraient pu être... normaux.
Humains, en somme. Vu que les transformations étaient génétiques, c'était normal qu'elle ait transmis ça à ses enfants. S'il avaient été humains... hm... Nate aurait eu de quoi se poser des questions. Cela dit, Yasushi ne semblait pas surpris de l'existence de la magie. Était-il un ancien élève ? Le fils d'un ancien élève, peut-être ? En tout cas il connaissait. Elle n'osait pas vraiment lui poser la question pour savoir d'où il tenait cette information.
Finalement, ils arrivèrent jusqu'à l'école primaire un peu avant l'ouverture des grilles. Rapidement, de nombreux enfants s'agglutinèrent de l'autre côté des portes, rangées en rang tant bien que mal par les enseignants, puis la barrière finit par s'ouvrir et chacun rejoignit ses parents. Martel récupéra ses petites têtes rouges et noires, prenant les mains de chacun d'eux tandis qu'ils fixaient le jeune homme. Scarlett pencha la tête.
- Tu es un copain de maman ?
Zack, lui, resta silencieux, serrant la main de sa mère dans la sienne. Martel lui laissa le soin de répondre. Elle n'allait pas tarder, de toute façon, elle devait ramener les jumeaux à la maison histoire qu'ils mangent, fassent leur devoir, bref le quotidien d'un enfant de huit ans.
- Je vais rentrer. Merci de m'avoir accompagnée jusqu'ici, dit-elle avec un sourire. Si vous avez besoin d'aide pour sauver un autre enfant en détresse, appelez-moi.
Elle lui tendit un papier avec son numéro de téléphone et le salua en souriant avant de se détourner, emportant ses enfants avec elle. Elle avait encore pas mal de choses à faire ce soir, mais un autre jour, pourquoi pas...
Avant que je ne lui pose ma question concernant ses enfants, ce qui pouvait grandement s’apparenter à une question indiscrète d’ailleurs, elle n’avait pas dit un mot. Ni même marmonné. Peut-être n’aurais-je pas dû lui proposer de la raccompagner. Je n’en savais rien à vrai dire. Heureusement, elle me montra que j’avais tort en me faisant comprendre que ses enfants étaient comme elle et moi, comme leur père également. Je ne pouvais, comme ça, pas imaginer comment ils étaient, mais comme ils vivaient au sein de la communauté humaine une chose était sûre : ils pouvaient être confondus avec eux. Mais tenter de savoir à quoi ils ressemblaient n’était pas vraiment utile. Non seulement j’allais pouvoir les découvrir sous peu, mais en plus je ne connaissais pas le père. N’ayant que cette femme aux cheveux verts à mes côtés, je n’aurais fait que penser à de jolies petites têtes vertes. D’ailleurs, était-ce des garçons ou filles ? Quel était le caractère qui les faisaient agir ? Chacun était différent et tenter de les comparer avec les personnes que je connaissais ou avais connu n’avait aucun sens pour le moment. Alors je continuai de marcher en silence, pensant au fait que je rencontrais de plus en plus de créatures sortant de l’ordinaire. Je ne me sentais plus autant seul sur ce point. Je l’étais pourtant toujours autant dans ma vie, en tant que personne.
Il nous fallut encore un petit moment de marche avant d’arriver à l’école. Un moment pendant lequel je ne sus comment continuer la conversation de façon convenable. Ni même en commencer une. Alors autant garder le silence comme je savais le faire. Puis, finalement nous arrivâmes devant un établissement plus petit que celui dans lequel j’étais allé pour mes deux seules années d’études. Cela me sembla nostalgique, douloureux puisque je vis des souvenirs remonter comme les adieux avec mon père de coeur, le fait d’avoir été poursuivi par des fous furieux inarrêtables. Ma vie qui avait failli s’arrêter à plusieurs reprises… Je devais remercier les petits qui sortaient bruyamment puisque c’est cela qui me sortit de ces remontées dans le temps. Les enfants étaient vraiment les êtres que j’aimais le plus au monde. Ceux que j’avais perdu me manquaient, heureusement ceux que j’étais sur le point de rencontrer ne tardèrent pas à arriver pour rejoindre leur mère. Leurs yeux plutôt clairs me fixaient alors que je me trouvais étonné par le peu de ressemblance directe qu’ils avaient avec elle. En fait, le plus flagrant fut le fait qu’ils n’avaient aucun attribut commun. Sans doute tenaient plus de leur père. Néanmoins, l’odeur qu’ils portaient ne portait aucunement à confusion. Alors, quand l’un d’eux me demanda, sans doute innocemment, je ris doucement, sans vraiment de joie, avant de m’accroupir devant ce petit visage d’ange et lui répondre :
- Je suis une connaissance, rien de plus. Ta maman et moi ne somme pas proches, si ça peut te rassurer.
Derrière cette question, cette innocence, j’avais l’impression qu’il y avait une certaine tension. Une habitude pas très aimée, mais je n’étais pas sûr de ça. Dans le doute, je préférais rassurer cet enfant en lui montrant que je n’étais pas un danger pour lui ou sa famille. Quoique cela n’était pas une vérité totale à mes yeux. Sur un autre plan, je l’étais sans aucun doute mais en parler n’était pas possible. Pas devant eux qui étaient si jeunes. Alors, souriant toujours, je me relevai pour faire face à Martel qui m’annonça qu’elle allait rentrer chez elle pour s’occuper de ses mômes. Elle me remercia également de lui avoir tenu compagnie et me donna son numéro en me proposant de m’aider si je voulais sauver un autre enfant. Mon coeur se déchira en pensant à mon projet impossible mais n’en montrai rien. Je lui répondis simplement :
- Merci, je n’y manquerais pas. J’espère que ma piètre compagnie ne vous a pas ennuyée. Au revoir les enfants. Soyez sages avec votre mère, d’accord ?
Ma voix s’était faite plus douce alors que je leur avais demandé, sans doute inutilement, de ne pas faire de bêtise. Pourquoi m’écouteraient-ils ? Puis, lorsque la petite famille fut partie, je me remis en marche mais, cette fois, pour aller travailler. Je ne savais pas quoi penser avec tout ce qu’il s’était passé. Le sauvetage du petit m’avait fait un bien fou, savoir qu’il allait être pris en charge par des parents qu’il aimait était un soulagement énorme. Mais tous mes souvenirs m’avaient assez chamboulé pour que mon colocataire spirituel indésirable me tourmente au moins un peu. Le travail dans la soirée m’aida à l’enfermer dans un coin reculé de mon esprit jusqu’à ce que je sois à nouveau seul. Seul avec ma routine destructrice et plaisante à la fois.
(c) Yasushi Lelph/Bethany Williams sur Sin Theatre