Pour une seconde dans ton coeur [Krystal]

Caindell passa le cours d'adaptation à rêvasser. À vrai dire, il avait encore beaucoup besoin d'apprendre. Il s'en sortait mieux avec les portes et, avec les stylos et Krystal lui avait appris à peu près tout ce qu'il était possible d'apprendre sur les téléphones, un bon début vu que tout le monde semblait greffé au sien - et que c'était de là qu'il venait, d'une certaine manière. Mais aujourd'hui, il avait autre chose en tête. Enfin... quelqu'un d'autre, plutôt. Une jolie fille aux yeux verts qui monopolisait ses rêves et ses pensées depuis quelques semaines, maintenant.

Il se sentait un peu coupable, en vérité. Enfin... plutôt, il n'était pas sûr d'avoir le droit. Il était marié... en théorie. Mais sa femme était dans un monde virtuel, éternellement inaccessible. On lui avait expliqué qu'il ne pouvait pas retourner dans son monde, expliqué aussi que techniquement, son monde n'existait pas. Et la Malon qu'il avait rencontrée ici était... différente. Il avait fini par se faire à l'idée que ce n'était visiblement pas celle qu'il avait épousée, que son espoir qu'elle ait changé de monde en même temps que lui et perdu la mémoire était vain. Et officiellement, ici, il était un adolescent de seize ans, célibataire, très proche d'une fille qui lui plaisait beaucoup. Alors... maintenant qu'elle n'était plus avec Jewel...

Au fond, il avait un peu remarqué comment elle se comportait. Dragueuse, assez proche d'un peu tout le monde, avec le contact social très facile - ce dernier point, ils l'avaient en commun. Il avait vu sa relation avec Jewel durer très peu de temps et il n'était pas assez utopiste pour s'imaginer rester avec elle éternellement. Il ne voulait pas l'épouser, mais il sentait son cœur s'emballer en sa présence. Quand il entendait le son de sa voix, il avait simplement envie de fermer les yeux pour l'écouter parler. Quand elle souriait, il sentait quelque chose fondre, quelque part dans sa poitrine. L'idée de pouvoir la serrer contre lui suffisait à le faire rêvasser pendant des heures. Parfois, il se surprenait à rêver de l'embrasser. Il lui arrivait de devoir se faire violence pour contrôler l'envie d'un léger contact physique ; sa main dans la sienne, un simple effleurement de sa joue, n'importe quoi. Il voulait lui parler le plus souvent possible, envie plus encouragée qu'autre chose par le téléphone qu'elle lui avait offert.
Bref il était amoureux d'elle.

Une partie de ses principes avait tendance à le faire reculer les fois où l'idée l'effleurait. Oui mais il y avait Malon. Oui mais il était censé être fidèle. Aucun d'eux ne survivait à la brute réalité, cela dit, celle que la Malon de ce monde lui rappelait dès qu'il la croisait quelque part : sa femme n'existait plus. Alors il n'avait plus personne à qui être fidèle, selon cette logique. C'est comme ça qu'il avait fini par prendre une décision. Il n'était pas sûre qu'elle était la bonne, ni qu'elle soit spécialement morale, mais maintenant qu'il était dans ce monde, il ne pouvait plus s'accrocher à celui qui n'existait que dans quelques centimètres de plastique et de métal. Au fond, d'une certaine manière, Malon et lui étaient séparés par quelque chose de plus fort que la mort. Et on avait parfaitement le droit de se remettre de la mort de quelqu'un, et d'aimer quelqu'un d'autre...

La fin du cours sonna comme une libération. Cette heure avait été trop longue, d'autant plus que Krystal était dans le même cours que lui et qu'il n'avait pas pu lui parler à cause des groupe qu'avait formés leur prof. Il quitta la salle avec un léger soupir de soulagement, presque en premier, et l'attendit à côté de la porte. Quand elle arriva, il tendit légèrement la main dans sa direction, comme s'il allait prendre la sienne, avant de se rétracter. Il ne savait pas par où commencer. Comment disait-on ce genre de choses ? De mémoire, il n'avait jamais eu à le faire.

- Krystal... tu peux venir avec moi ?

Eh bien, au moins il ressemblait parfaitement à un adolescent de 16 ans de ce monde. Capable d'affronter des monstres, mais pas son propre coeur...

Krystal est fidèle à elle-même. Comme s'il ne s'y attendait pas. Étrangement, la voir toujours comme d'habitude, avec la même assurance, le même sourire charmeur, la même prestance, fait disparaître une partie de sa nervosité. Ce n'est pas un sentiment naturel chez lui, de toute manière, elle ne dure jamais bien longtemps. Elle lui parle comme elle le fait toujours, pourquoi lui devrait-il être différent ?

En réponse à sa question, il hoche doucement la tête avant de s'éloigner, après qu'elle l'ait assuré qu'elle le suivait. Il n'a pas l'intention de s'amuser à dire ce genre de choses devant la moitié de la classe, plus le prof, aussi calme soit-il. Et calme n'est pas encore le mot, son stress commence à peine à descendre, et il n'a pas encore atteint la situation la plus angoissante. Quand il estime s'être suffisamment mis à l'écart des oreilles indiscrètes, il se tourne vers elle. Elle est toujours aussi jolie ; il pourrait se noyer dans le vert de ses yeux. Sauf que c'est parler, qu'il est censé faire, actuellement.

- Je voulais te remercier de tout ce que tu as fait pour moi.

Entrée en matière un peu étrange mais il n'a pas envie de lui balancer de but en blanc et sans prévenir qu'il est amoureux d'elle. Aussi mignon ou, au contraire, un peu étrange que ça puisse être. Il garde ses yeux gris perdus dans les deux émeraudes avant de rajouter :

- Enfin il n'y a pas que ça.

Elle se doute sûrement qu'il ne l'a pas entraînée à l'écart uniquement pour lui dire merci. À vrai dire, plus il y réfléchit, plus il se dit qu'elle doit avoir au moins une petite idée de ce qu'il s'apprête à dire. Ça ne fait que renforcer son assurance : si elle le sait, et qu'elle l'a suivi quand même, c'est qu'il a peu de chances d'essuyer un refus... non ?

- On se connaît bien, maintenant. Je t'ai beaucoup trop vu rire, sourire et séduire pour rester indifférent...

Il n'a pas besoin de lui dire qu'elle est jolie, elle le sait, mais il le sous-entend tout de même. L'attraction qu'elle exerce sur lui est tout sauf négligeable, en plus de son coeur qui tend à s'affoler, preuve que les sentiments s'invitent dans la danse.

- Je sais que tu n'es pas du genre à rester... longtemps avec quelqu'un. Mais je n'ai pas besoin de quelque chose d'éternel. Juste... de toi..

Et si ça ne devait durer qu'un mois, il s'en contenterait. Il aurait eu Krystal dans ses bras, senti ses lèvres, sa peau, son odeur contre lui. Que demander de plus ? Krystal était d'autant plus belle qu'elle était libre et insouciante. Il voulait partager du temps avec elle, faire partie de sa vie, bien plus que les velléités de possession qui motivaient certains de ses camarades.

- Peu importe si ça ne dure que peu de temps. Je ne veux pas que ces sentiments disparaissent sans avoir eu une chance d'exister. Je veux être avec toi...

C'était une déclaration étrange, mais aucune déclaration normale ne lui semblait convenir à leur situation. Ils étaient aussi atypiques l'un que l'autre, après tout.

Sa déclaration était à l'image de leur relation : particulière. Il était conscient que la plupart des gens ne lui disaient pas ce genre de choses, et il le vit d'ailleurs très facilement sur les expressions de son visage. Le sourire qu'elle avait affiché après son compliment indirect vacilla légèrement au fur et à mesure de ses paroles. Elle semblait plus surprise que vraiment dans un état d'esprit négatif, cela dit, alors son stress parvint à rester sous contrôle. Surtout quand il vit son visage s'adoucir.

Le premier à lui dire ça, vraiment ? Était-ce bon signe ? Il n'arrivait pas à savoir si c'était un pas dans la bonne direction ou, au contraire, si ça risquait de lui porter préjudice. S'il n'était pas comme les autres personnes avec qui elle était sortie, avait-il une chance ? D'un côté, Krystal était loin de ressembler à Malon, donc il savait qu'au moins pour lui, la différence n'était pas forcément un désavantage.

Elle s'approcha de lui et il sentit son cœur s'accélérer, et sa respiration ralentir en opposition. Plus lente et un peu plus intense à mesure que la distance s'amenuisait. Un petit sourire inconscient flotta sur ses lèvres quand il sentit sa main prendre la sienne.

Ferme les yeux… C'était ce qu'elle venait de dire, non ? Il déglutit, le cœur tremblant, et finit par faire ce qu'elle disait, laissant ses paupières s'abaisser en essayant de se calmer. Le ton de sa voix et leur proximité ne laissaient aucun doute sur ses intentions. Encore moins quand il sentit sa main se poser sur sa joue et son visage se rapprocher.

Son souffle qui croisait le sien lui tira un léger frisson. Pendant quelques secondes, sa respiration lui sembla flotter plus que véritablement exister, et il ressentit une légère pression dans sa poitrine. Son cœur qui s'emballait et sa respiration qui peinait à suivre le rythme. Rien comparé à la sensation qui l'étreignit quand il sentit ses lèvres sur les siennes.

Depuis qu'il était dans ce monde, il avait découvert des sens qui n'existaient que peu dans le sien. Sa connaissance du toucher était assez limitée chez lui, alors qu'ici… Chaque millimètre de peau qui était en contact avec elle lui tirait une sensation brûlante et faisait remonter de doux frissons sur sa peau.

La main de Caindell se posa sur celle de Krystal, caressant doucement ses doigts. Il n'avait aucune envie de se séparer d'elle. D'un coup, il réalisait à quel point ces dernières semaines, si ce n'étaient plus, avaient mis son cœur à l'épreuve. Toutes ces fois où il avait dû résister à la tentation de l'embrasser, de l'effleurer, de se perdre dans ses yeux… Tout ça avait actuellement un effet assez radical sur son cœur.
Mais il se sentait tellement, tellement bien…

Quand leurs lèvres finirent par ses séparer, il entrouvrit à peine les yeux. Juste assez pour la voir, pour imprégner encore plus sa mémoire de son visage. Il avait plus de sentiments pour elle qu'il ne l'avait imaginé.

Son premier baiser dans ce monde. Jamais il n'aurait imaginé que ce serait aussi... différent. Beaucoup plus intense, beaucoup plus de choses qu'il ne connaissait pas dans son monde. Bien sûr, il savait que ses sens étaient décuplés, mais il n'y avait pas que ça. Ses émotions, aussi. Les sensations qui s'agitaient au creux de son ventre, les petits frissons qui couraient sur sa peau... Tout ça, il ne l'avait jamais ressenti en Ylveria. Était-ce parce qu'il n'était pas maître de tous ses actes ? Quand Craig lui avait expliqué qu'il était un personnage, il n'avait pas compris toutes ces implications ; il lui avait fallu un moment pour réaliser que ça signifiait que ses actes et ses choix n'étaient pas les siens.
Celui-ci, oui.

Quand leurs lèvres s'écartèrent, il plongea son regard dans les yeux émeraudes de Krystal, le cœur encore tremblant. Son sourire aurait pu le faire fondre en moins d'une seconde, si son baiser ne l'avait pas déjà fait. À sa petite remarque, il en esquissa un à son tour.

- Je ne me serais pas risqué à approcher ta garde du corps.

Il s'était rendu compte de ses sentiments pour elle pendant sa relation avec Jewel, mais il les avait gardé pour lui. Ou plutôt, il les avait réprimés, vu qu'il ne s'en rendait compte que depuis peu de temps. Avant ça... avant ça il avait un monde inconnu à découvrir. C'était aussi pour ça qu'il avait encore très peu d'amis dans cette école et dans ce monde : tout apprendre lui prenait quasiment la totalité de son temps. Krystal faisait un peu office d'exception, dans tout ça, vu qu'elle s'était posée en instructrice dès leur première rencontre.

Tandis que ses émotions se calmaient très légèrement, il la lassa guider sa main. Naturellement, ses doigts caressèrent doucement sa hanche dès qu'ils y furent posés, presque par réflexe. Et il ferma les yeux en sentant ses lèvres se poser à nouveau sur les siennes.

La main qu'elle avait déposé sur sa hanche se crispa légèrement sur le tissu de son haut, avant d'à nouveau se détacher, glisser dans le bas de son dos pour l'attirer contre lui. Il se sentait bien. Comprenait à quel point il avait voulu l'embrasser, l'effleurer. Plus qu'à leur premier baiser, il ressentait plus à chaque seconde l'intensité de son affection pour elle. Peut-être qu'il vivrait plus mal qu'il le pensait jour où elle partirait. Mais pour l'instant elle était là. Contre lui. Il avait le droit de l'embrasser, de l'enlacer, de la toucher, vraiment. C'était plus que ce que pouvaient espérer la plupart des gens qui la côtoyaient. Et une part de lui se prenait à rêver qu'il aurait aussi, peut-être, plus que ce que pouvaient espérer la plupart des gens qui avaient partagé son temps.
Plus de temps. Plus d'elle dans sa vie que n'importe qui. Parce qu'il se sentait incapable de s'en lasser.

La proximité de Krystal accélérait beaucoup trop facilement les battements de son cœur. Le contact de ses lèvres, de sa peau, son corps collé contre le sien. Sa confiance naturelle reprenait le dessus, maintenant que les légères angoisses liées à ce monde commençaient à disparaître. Oui, les sensations étaient très nettement différentes de celles qu'il avait chez lui, mais il savait ce qu'il faisait. C'était Krystal, tout lui venait naturellement dès qu'elle était concernée. Il le constatait dans chaque mouvement de ses lèvres, dans la main posée sur son dos qui accentuait leur proximité. Tout lui venait comme s'il l'avait tenue dans ses bras toute sa vie.

Quand leurs lèvres se séparèrent, sa main remonta doucement le long de son dos pour venir effleurer sa joue. Elle était quand même vraiment belle... rien d'étonnant à ce qu'autant de personne soient à ses pieds. Pas lui, cela dit, et c'était sûrement pour ça qu'il estimait avoir un peu plus de chances que les autres : il ne roulait pas à ses pieds pour une seconde de son attention. Il l'aimait, juste, contrairement à ceux qui ne s'intéressaient qu'à son argent ou son physique.

- Avec plaisir.

Un café et un mojito. C'était comme ça qu'ils s'étaient rencontrés, la première fois, à l'époque où il pensait qu'elle était une princesse. Quand il ne comprenait encore rien à ce monde, et que le concept de paiement lui était étranger. Elle lui avait sauvé la mise, ce jour-là, mais jamais il n'aurait imaginé qu'ils en arriveraient là. À l'époque, il était encore trop obnubilé par Malon, et cette fille de cette école qu'il pensait être elle, transportée elle aussi depuis leur monde d'origine. Mais il avait fini par comprendre qu'elles étaient différente, autant que ce monde était différent du sien, autant que lui était différent de Craig. Et il s'était peu à peu attaché à Krystal.

- Je sais, dit-il avec un petit sourire à sa déclaration suivante.

Il s'autorisa un léger haussement d'épaule. Le flirt n'était pas son truc, à lui, mais il savait que c'était naturel chez elle. Krystal aimait qu'on la regarde et qu'on la désire, mais il savait aussi qu'elle ne s'embarrasserait pas d'un statut de couple si elle avait l'intention de se perdre dans les bras de n'importe qui. Et comme il l'avait dit, il n'avait pas envie de la posséder. Juste de partager une partie de son cœur et de son temps.

- Si je m'amusais à en vouloir à tous ceux qui posent leurs yeux sur toi, je n'aurais plus le temps de le faire, moi.

Il caressa délicatement sa joue avant de reprendre :

- Et je n'ai aucune envie de te changer. Tu es très bien comme tu es.

Séductrice et un peu joueuse, libre, indépendante. Tant qu'il ne la voyait pas littéralement dans les bras d'un autre, pourquoi l'aurait-il privée de ce qui la rendait aussi éclatante ?